La Sorcière. Jules Michelet

La Sorcière - Jules Michelet


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mécanique d'écrasement, d'aplatissement, cruel pressoir à briser l'âme. De tour de vis en tour de vis, ne respirant plus et craquant, elle jaillit de la machine, et tomba au monde inconnu.

      A son apparition, la Sorcière n'a ni père, ni mère, ni fils, ni époux, ni famille. C'est un monstre, un aérolithe, venu on ne sait d'où. Qui oserait? grand Dieu! en approcher.

      Où est-elle? Aux lieux impossibles, dans la forêt des ronces, sur la lande, où l'épine, le chardon emmêlés, ne permettent pas le passage. La nuit, sous quelque vieux dolmen. Si on l'y trouve, elle est isolée par l'horreur commune; elle a autour comme un cercle de feu.

      Qui le croira pourtant? C'est une femme encore. Même cette vie terrible presse et tend son ressort de femme, l'électricité féminine. La voilà douée de deux dons:

      L'illuminisme de la folie lucide, qui, selon ses degrés, est poésie, seconde vue, pénétration perçante, la parole naïve et rusée, la faculté surtout de se croire en tous ses mensonges. Don ignoré du sorcier mâle. Avec lui, rien n'eût commencé.

      De ce don un autre dérive, la sublime puissance de la conception solitaire, la parthénogénèse que nos physiologistes reconnaissent maintenant dans les femelles de nombreuses espèces pour la fécondité du corps, et qui n'est pas moins sûre pour les conceptions de l'esprit.

      Seule, elle conçut et enfanta. Qui? Un autre elle-même qui lui ressemble à s'y tromper.

      Fils de haine, conçu de l'amour. Car sans l'amour, on ne crée rien. Celle-ci, tout effrayée qu'elle est de cet enfant, s'y retrouve si bien, se complaît tellement en cette idole, qu'elle la place à l'instant sur l'autel, l'honore, s'y immole, et se donne comme victime et vivante hostie. Elle-même bien souvent le dira à son juge: «Je ne crains qu'une chose: souffrir trop peu pour lui.» (Lancre.)

      Savez-vous bien le début de l'enfant? C'est un terrible éclat de rire. N'a-t-il pas sujet d'être gai, sur sa libre prairie, loin des cachots d'Espagne et des emmurés de Toulouse. Son in-pace n'est pas moins que le monde. Il va, vient, se promène. A lui la forêt sans limite! à lui la lande des lointains horizons! à lui toute la terre, dans la rondeur de sa riche ceinture! La sorcière lui dit tendrement: «Mon Robin», du nom de ce vaillant proscrit, le joyeux Robin Hood, qui vit sous la verte feuillée. Elle aime aussi à le nommer du petit nom de Verdelet, Joli-Bois, Vert-Bois. Ce sont les lieux favoris de l'espiègle. A peine eut-il vu un buisson, qu'il fit l'école buissonnière.

      Ce qui étonne, c'est que du premier coup la Sorcière vraiment fit un être. Il a tous les semblants de la réalité. On l'a vu, entendu. Chacun peut le décrire.

      Les saints, ces bien-aimés, les fils de la maison, se remuent peu, contemplent, rêvent; ils attendent en attendant, sûrs qu'ils auront leur part d'Élus. Le peu qu'ils ont d'actif se concentre dans le cercle resserré de l'Imitation (ce mot est tout le Moyen-âge).—Lui, le bâtard maudit, dont la part n'est rien que le fouet, il n'a garde d'attendre. Il va cherchant et jamais ne repose. Il s'agite de la terre au ciel. Il est fort curieux, fouille, entre, sonde, et met le nez partout. Du Consummatum est il se rit, il se moque. Il dit toujours: «Plus loin!»—et «En avant!»

      Du reste, il n'est pas difficile. Il prend tous les rebuts; ce que le ciel jette, il ramasse. Par exemple, l'Église a jeté la Nature, comme impure et suspecte. Satan s'en saisit, s'en décore. Bien plus, il l'exploite et s'en sert, en fait jaillir des arts, acceptant le grand nom dont on veut le flétrir, celui de Prince du monde.

      On avait dit imprudemment: «Malheur à ceux qui rient!» C'était donner d'avance à Satan une trop belle part, le monopole du rire et le proclamer amusant. Disons plus: nécessaire. Car le rire est une fonction essentielle de notre nature. Comment porter la vie, si nous ne pouvons rire, tout au moins parmi nos douleurs?

      L'Église, qui ne voit dans la vie qu'une épreuve, se garde de la prolonger. Sa médecine est la résignation, l'attente et l'espoir de la mort.—Vaste champ pour Satan. Le voilà médecin, guérisseur des vivants.—Bien plus, consolateur; il a la complaisance de nous montrer nos morts, d'évoquer les ombres aimées.

      Autre petite chose rejetée de l'Église, la Logique, la libre Raison. C'est là la grande friandise dont l'autre avidement se saisit.

      L'Église avait bâti à chaux et à ciment un petit in-pace, étroit, à voûte basse, éclairé d'un jour borgne, d'une certaine fente. Cela s'appelait l'École. On y lâchait quelques tondus, et on leur disait: «Soyez libres.» Tous y devenaient culs-de-jatte. Trois cents, quatre cents ans confirment la paralysie. Et le point d'Abailard est justement celui d'Occam!

      Il est plaisant qu'on aille chercher là l'origine de la Renaissance. Elle eut lieu, mais comment? par la satanique entreprise des gens qui ont percé la voûte, par l'effort des damnés qui voulaient voir le ciel. Et elle eut lieu bien plus encore, loin de l'École et des lettrés, dans l'École buissonnière, où Satan fit la classe à la sorcière et au berger.

      Enseignement hasardeux, s'il en fut, mais dont les hasards même exaltaient l'amour curieux, le désir effréné de voir et de savoir.—Là commencèrent les mauvaises sciences, la pharmacie défendue des poisons, et l'exécrable anatomie.—Le berger, espion des étoiles, avec l'observation du ciel, apportait là ses coupables recettes, ses essais sur les animaux.—La sorcière apportait du cimetière voisin un corps volé; et pour la première fois (au risque du bûcher) on pouvait contempler ce miracle de Dieu «qu'on cache sottement, au lieu de le comprendre» (comme a dit si bien M. Serres).

      Le seul docteur admis là par Satan, Paracelse y a vu un tiers, qui parfois se glissait dans l'assemblée sinistre, y apportait la chirurgie.—C'était le chirurgien de ces temps de bonté, le bourreau, l'homme à la main hardie, qui jouait à propos du fer, cassait les os et savait les remettre, qui tuait et parfois sauvait, pendait jusqu'à un certain point.

      L'université criminelle de la sorcière, du berger, du bourreau, dans ses essais qui furent des sacrilèges, enhardit l'autre, força sa concurrente d'étudier. Car chacun voulait vivre. Tout eût été à la sorcière; on aurait pour jamais tourné le dos au médecin.—Il fallut bien que l'Église subît, permît ces crimes. Elle avoua qu'il est de bons poisons (Grillandus). Elle laissa, contrainte et forcée, disséquer publiquement. En 1306, l'italien Mondino ouvre et dissèque une femme; une en 1315.—Révélation sacrée. Découverte d'un monde (c'est bien plus que Christophe Colomb). Les sots frémirent, hurlèrent. Et les sages tombèrent à genoux.

      Avec de telles victoires, Satan était bien sûr de vivre. Jamais l'Église seule n'aurait pu le détruire. Les bûchers n'y firent rien, mais bien certaine politique.

      On divisa habilement le royaume de Satan. Contre sa fille, son épouse, la Sorcière, on arma son fils, le Médecin.

      L'Église, qui, profondément, de tout son cœur, haïssait celui-ci, ne lui fonda pas moins son monopole, pour l'extinction de la Sorcière.—Elle déclare, au quatorzième siècle, que si la femme ose guérir sans avoir étudié, elle est sorcière et meurt.

      Mais comment étudierait-elle publiquement? Imaginez la scène risible, horrible qui eût eu lieu, si la pauvre sauvage eût risqué d'entrer aux Écoles! Quelle fête et quelle gaieté! Aux feux de la Saint-Jean, on brûlait des chats enchaînés. Mais la sorcière liée à cet enfer miaulant, la sorcière hurlante et rôtie, quelle joie pour l'aimable jeunesse des moinillons et des cappets!

      On verra tout au long la décadence de Satan. Lamentable récit. On le verra pacifié, devenu un bon vieux. On le vole, on le pille, au point que des deux masques qu'il avait au Sabbat, le plus sale est pris par Tartufe.

      Son esprit est partout. Mais lui-même, de sa personne, en perdant la Sorcière, il perdait tout.—Les sorciers furent des ennuyeux.

      Maintenant qu'on l'a précipité tellement vers son déclin, sait-on bien ce qu'on a fait là!—N'était-il pas un acteur nécessaire, une pièce indispensable de la grande machine religieuse,


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