L'Ame de Pierre. Georges Ohnet

L'Ame de Pierre - Georges Ohnet


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qu'il allait s'envoler. Ses regards étaient voilés d'un brouillard lumineux, comme si, à travers un nuage, de vives clartés avaient frappé ses yeux. Son sang pétillait dans ses veines, et des hymnes séraphiques chantaient à ses oreilles. Il se sentit emporté dans des espaces immenses, et sur son front glissèrent des fraîcheurs exquises. Peu à peu, il perdit le sens des choses terrestres, et, au milieu d'un transport divin, dans une béatitude extatique, il vit s'avancer vers lui, figure céleste, une blanche et sublime apparition qui, d'une voix douce comme le chant des anges, lui dit:

      —Tu veux racheter la vie de celle que tu aimes? Donne la tienne en échange. Ton âme dans son corps, et ton corps, à toi, dans la froide terre. Tu n'auras rien à regretter, puisque tu seras en elle, et que son bonheur sera la source de ta joie.

      Le céleste fantôme s'abolit dans les lumineuses brumes, et Wladimir Alexievich revint à lui. Il se retrouva dans le bouge de la Tongouse, près d'un feu de sapin fumeux. La vieille marmottait des paroles confuses et ne paraissait pas s'occuper de son hôte d'une heure. Épouvanté de ce qui lui avait été révélé, le jeune homme essaya de réfléchir, de se rendre compte de son étrange aventure. Il ne vit, devant ses yeux, qu'une sorcière sale et indifférente, qui l'avait mis en rapport avec les Esprits, comme le gardien d'un temple vous ouvre le sanctuaire où resplendissent les dieux. Il mit la main sur l'épaule de la vieille. Elle tourna vers lui des regards ternes, et de sa voix sardonique:

      —Eh bien! Sais-tu ce que tu voulais savoir?

      —Par quel moyen m'as-tu enlevé la connaissance des choses du monde extérieur? demanda-t-il. Que m'as-tu fait boire?

      —Que t'importe? As-tu vu les invisibles?

      —Par quel sortilège me les as-tu montrés?

      —Demande-le à eux-mêmes!... Ils sont là, tout autour de toi? Vas-tu douter? Alors reste sans espérance. Fie-toi à eux, et les délices suprêmes t'attendent!

      La taille de la sorcière grandit, son visage s'embellit d'une fierté sauvage, en montrant la porte à Wladimir:

      —Ne tente pas le ciel... Va-t'en! Et crois! Crois!

      Il laissa tomber à terre sa bourse, que la vieille poussa vers le foyer d'un pied dédaigneux. Elle ouvrit ses bras, comme pour une invocation dernière, et, le front rayonnant d'une flamme inspirée, elle répéta, avec un accent qui fit vibrer la poitrine de Wladimir Alexievich:

      —Crois! pauvre enfant! Là est le salut. Crois!

      Il sortit, rentra chez lui, écrivit une partie de la nuit, et, le lendemain, quand on entra dans sa chambre, on le trouva mort.

      —Et sa fiancée revint-elle à la vie? demanda Pierre Laurier.

      —Elle revint à la vie, répondit Davidoff; mais, quoiqu'elle fût charmante et adorée, elle ne voulut épouser aucun de ses soupirants, et resta fille, comme si elle eût été fidèle à un mystérieux et intime amour.

      —Et croyez-vous à ce prodige, vous, docteur? demanda Jacques de Vignes avec effort.

      Davidoff hocha la tête, et d'un ton railleur:

      —Les médecins ne croient pas à grand'chose, dans le siècle où nous sommes. Le matérialisme a de nombreux adeptes parmi mes confrères. Cependant le magnétisme a, dans ces temps derniers, revêtu de si étranges formes que des horizons nouveaux se sont ouverts devant nos yeux. Nous côtoyons le spiritisme qui certifie l'existence de l'âme. Et admettre l'influence de la suggestion mentale sur les sujets en proie au sommeil hypnotique, n'est-ce pas être bien près de croire à un principe supérieur, qui dirige et par conséquent domine la matière?...

      —Vous philosophez, mon cher, interrompit le prince, et vous ne répondez pas.

      —Oh! vous, Patrizzi, dit en riant Pierre Laurier, vous croyez à saint Janvier, et, dans les cas graves, vous invoquez la Madone; vous portez des cornes de corail contre la jettature et vous palissez quand vous voyez un couteau et une fourchette en croix sur la nappe. Vous êtes donc une recrue toute préparée pour les diableries de Davidoff... Mais Jacques et moi, nous sommes plus coriaces et il nous faudrait quelques preuves pour nous convaincre.

      —Ce serait pourtant bon de croire à une influence souveraine, qui pourrait rendre la vie, murmura le malade. Oh! s'attacher, même follement, à une espérance suprême! Ne serait-ce pas le salut? La confiance n'est-elle pas pour moitié dans la guérison?

      —Parbleu! Voilà les paroles les plus raisonnables qui aient été prononcées depuis deux heures! s'écria Pierre Laurier... Au diable vos sorciers, vos Swedenborgistes, vos apparitions lunaires et vos âmes, qui passent de corps en corps, comme le furet du Bois-Joli. Donner à un malade la certitude qu'il guérira, c'est presque infailliblement amener sa guérison, voilà la vérité!... Ainsi, prenez mon ami Jacques de Vignes ici présent, et qu'on a envoyé dans le Midi parce qu'il a attrapé un rhume; faites-lui comprendre que son mal est chimérique, qu'il n'a point les poumons attaqués, qu'il a le plus grand tort de s'écouter, enfin démontrez-lui qu'il n'a qu'un bobo sans importance, et, supprimant la cause, vous supprimez l'effet. Ledit Jacques de Vignes est contraint de renoncer à son parler affaibli, à ses yeux languissants, à ses regards wertheriens... Il revient à la vie, au bifteck, au cigare, et aux jolies femmes...

      —Hélas! murmura Jacques, dont une toux profonde ébranla la poitrine. Que je voudrais pouvoir espérer!... J'aime la vie, et, chaque jour, je la sens qui m'échappe un peu plus...

      Le peintre mit la main sur l'épaule du malade, et, d'une voix amicale:

      —Tu ne me crois pas, quand je te dis que tu n'es point gravement atteint, tu ne crois pas Davidoff, qui t'a examiné... Tu veux garder, malgré tout, ton inquiétude, et te frapper comme à plaisir? Tu désoles ta mère, cependant, et tu fais pleurer ta soeur... Rien ne pourra donc te convaincre? Faudra-t-il que je recommence, pour toi, ce que fit Wladimir Alexievich, et que je te passe une âme de rechange? Je n'ai que la mienne, tu sais, et elle n'est pas bien fameuse! Va, si je te la donne, un soir, dans un accès de spleen, je ne te ferai pas un brillant cadeau!... Mais à cheval donné on ne regarde pas la bride, et l'important c'est que tu vives, toi qui as tout pour être heureux, toi qui es aimé, toi qui serais pleuré... Tandis que moi, je peux bien sauter, tout à l'heure, de la terrasse du Casino dans la mer... Qui regrettera ce fou, qui s'appelle Pierre Laurier, ce peintre impuissant à saisir son idéal, ce joueur blasé sur les émotions du jeu, cet amant bafoué par sa maîtresse, ce viveur las de la vie?

      Il ébranla la table d'un coup de poing, et, le visage convulsé par une émotion douloureuse, les lèvres tordues par un rire amer:

      —Je suis bien bête de m'entêter à recommencer tous les matins l'existence que je maudis tous les soirs!... Au diable!... Jacques, veux-tu mon âme?

      —Allons, dit Jacques doucement, tu as eu encore quelque querelle aujourd'hui avec Clémence Villa... Quitte-la, mon pauvre ami, si elle te fait tant souffrir...

      —Est-ce que je peux! dit Pierre, devenu très pâle, en appuyant, sur sa main, son front soudainement alourdi.

      —Alors, battez-la, fit Patrizzi avec tranquillité.

      —Si j'osais! s'écria le jeune homme dont les yeux étincelèrent. Mais je suis un esclave, devant cette fille... Et tout ce qu'elle veut, elle me l'impose... Ses vices, ses folies, ses trahisons, je supporte tout... J'ai des envies de la massacrer... Et c'est moi que je frapperai, pour m'arracher à sa tyrannie... Oh! je suis lâche et ignoble! Je sais qu'elle me trompe avec tout l'hôtel des Étrangers. Je l'ai surprise, l'autre jour, avec un ridicule baryton italien... Elle me ruine, elle m'avilit, elle me met plus bas qu'elle... Et je n'ai pas la force de briser ma chaîne!... Je suis vraiment bien malheureux!

      —Non, vous n'êtes pas malheureux, dit le docteur, vous êtes malade... Sortons, on étouffe ici.

      —Il est dix heures, fit Jacques de Vignes. La voiture doit


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