L'Ame de Pierre. Georges Ohnet
signa et, ôtant son chapeau, il passa le carré de papier entre le feutre et le galon de soie. Il enleva tranquillement son paletot, le déposa au bord de la route avec son chapeau, puis, à petits pas, il redescendit à la mer. La côte, en cet endroit, s'infléchissait et formait une baie, au fond de laquelle les flots mouraient avec un faible murmure. Un sentier, courant sur le flanc de la falaise, conduisait à un petit village de pêcheurs. L'attention de Pierre fut attirée bientôt par un cotre qui s'avançait lentement, poussé par un reste de vent qui gonflait sa voile très basse. Son pont, encombré de ballots et de tonneaux, paraissait désert, mais, quand il approcha de la rive, des matelots se montrèrent à l'avant. En même temps, des hommes sortirent de derrière un rocher, et entrèrent dans l'eau, se dirigeant vers un canot qui s'était détaché de la barque.
Le peintre, intéressé, malgré l'abattement de son esprit, devina les fraudeurs dont le douanier lui avait signalé la venue probable. Instinctivement il chercha celui-ci dans les broussailles qui l'abritaient. Il avait, sans doute, quitté son poste, car rien ne bougeait sur la falaise. Les gens des rochers s'étaient abouchés avec ceux du bateau, et un va-et-vient commençait à s'organiser, des marchandises avaient déjà été apportées à terre, lorsqu'un sifflement, parti de la hauteur, troubla l'opération. Les hommes coururent sur le sable, les matelots s'apprêtèrent à regagner le large. Au même moment, un coup de feu éclata, dans le silence, et une flamme rouge illumina les rochers. C'était le gabelou qui se manifestait. Sur un autre point, très rapproché, une détonation retentit et des ombres coururent sur le flanc de la falaise.
Les hommes grimpaient le sentier avec leurs ballots, les fraudeurs poussaient leur barque en eau profonde. Pendant la manoeuvre, un matelot tomba à la mer. Des appels se firent entendre. C'étaient les douaniers qui se rassemblaient. La barque gagnait le large et le nageur, qu'elle laissait derrière elle, criait de toute sa force. Ses mouvements devenaient désordonnés et sa voix faiblissait. Pierre se sentit remué par les accents déchirants de cette créature vivante. L'instant d'avant il ne songeait qu'à mourir, maintenant il voulait sauver. Il s'élança vers la grève, sautant de rocher en rocher, essuya, en passant, plusieurs coups de feu, arriva jusqu'au rivage et, se précipitant dans la mer, il nagea vigoureusement vers l'homme qui se noyait.
A quelques centaines de mètres la barque s'était arrêtée. Les fraudeurs avaient disparu dans les broussailles de la colline, et, sur la mer polie comme un miroir, la lune versait sa froide et sereine lumière.
II
Au bord de la mer, sur la délicieuse route qui conduit de Monaco à Nice, un peu plus loin que Eze, avant d'arriver à Villefranche, dans une petite baie formée par une brusque coupure de la falaise, s'élève une villa rose et blanche, qui baigne dans l'eau azurée sa terrasse fleurie d'orangers et de mimosas. Des sapins au tronc rouge, aux larges ramures, des genévriers d'un bleu sombre, de noirs thuyas, croissent sur la pente, entre les quartiers de rochers, au milieu des bruyères, encadrant d'un bois sauvage ce vallon tranquille, isolé et silencieux. Un petit port, garanti naturellement par une jetée de récifs, sur lesquels le flot se brise avec des tourbillons d'écume, contient deux barques de promenade, immobiles dans les eaux calmes et transparentes, auxquelles les herbes du fond donnent, par place, une couleur d'un vert d'émeraude. La terre rouge absorbe le soleil et chauffe l'atmosphère de ce coin abrité, où règne, tout le jour, une température de serre. Le soir, l'air y est vif et chargé des senteurs exquises exhalées par les arbres aux feuillages impérissables, par les plantes aux fleurs sans cesse renaissantes. De petits bateaux de pêche, venant de Beaulieu et allant à Monaco, croisent lentement au large et animent l'horizon de leur marche paresseuse. Le chemin de fer, qui passe à mi-côte derrière la villa, trouble seul de ses roulements le silence riant de ce paisible lieu. C'est là que, depuis deux mois, Mme de Vignes est venue se fixer avec son fils et sa fille, loin des agitations du monde parisien, dans le doux et salubre repos de ce pays enchanté.
Restée veuve à trente ans, après une existence remplie d'orages par un mari viveur, Mme de Vignes s'était consacrée avec une haute raison et une profonde tendresse à l'éducation de ses enfants. Jacques, grand et beau garçon blond, esprit passionné, caractère ardent, en dépit des prudents conseils quotidiennement reçus, avait promptement prouvé qu'il tenait de son père. Sa soeur Juliette, plus jeune de quatre ans, avait, par un contraste heureux, pris à sa mère toute sa grave sagesse. De sorte que si l'un pouvait préparer à la veuve de sérieux soucis, l'autre paraissait destinée à l'en consoler. Entre ces deux natures si diverses, Mme de Vignes, jusqu'à quarante ans, vécut dans une relative quiétude. Jacques, très intelligent et assez laborieux, avait terminé brillamment ses études. Sa santé, délicate pendant son enfance, s'était consolidée, et, lorsqu'il avait atteint sa majorité, c'était, avec sa haute taille, ses longues moustaches pâles et ses yeux bleus, un des plus séduisants jeunes hommes qu'on pût voir. Il n'avait pas tardé à en abuser.
Mis en possession de la fortune de son père, il s'était émancipé et, installé dans une élégante garçonnière, avait commencé à mener la vie joyeuse. Il revenait cependant, de temps en temps demander à dîner à sa mère. Souvent il était accompagné d'un de ses compagnons d'enfance, le peintre Pierre Laurier. Ces soirs-là, c'était fête au logis, et Juliette prodiguait ses plus tendres attentions à son frère, ses plus doux sourires à l'ami, qu'à tort ou à raison elle s'imaginait avoir une influence sur ces retours de l'enfant prodigue. La soirée s'écoulait joyeuse, grâce à l'originale tournure d'esprit du peintre. Et pendant ces heures trop rapidement écoulées, la petite fille, car Mlle de Vignes n'avait alors que quatorze ans, restait comme en extase devant les deux jeunes gens.
Pierre Laurier, avec sa figure intelligente et mobile, ses yeux perçants, sa bouche sarcastique et son front tourmenté, l'avait longtemps effrayée. Mais elle avait acquis la conviction que la bizarrerie de son humeur n'était que la conséquence de ses préoccupations artistiques, et que son accent railleur lui servait à masquer la confiante bonté de son coeur. Au milieu de ses fantaisistes discours, elle démêlait fort bien l'amour de son art, qui le tenait invinciblement, et, dans ses sorties fougueuses, elle voyait percer la passion du vrai et du beau. Elle avait, avec une pénétration singulière, deviné que le peintre faisait tous ses efforts pour modérer Jacques dans sa vie dissipée, et que l'influence qu'il exerçait ne pouvait être que favorable. Elle l'en avait aimé davantage. Du reste, il était fraternel avec cette enfant, adoucissant, pour elle, l'âpreté de son scepticisme et se refaisant innocent et joueur pour se mettre à sa portée.
En cela, il manquait de clairvoyance, car Juliette, avec une précoce raison, était parfaitement en état de le comprendre. Mais Pierre s'obstinait à ne voir en elle qu'une gamine, et c'était toujours avec étonnement qu'il l'entendait, quand elle se laissait entraîner à parler, en quelques phrases timides, formuler des jugements d'une surprenante justesse. Il ne lui en attribuait pas l'honneur, il se disait: Cette petite est étonnante, elle retient ce qu'elle entend dire et le place avec à-propos. Dans toute femme il y a du singe pour imiter, et du perroquet pour répéter!
Cependant, si Juliette avait, en matière d'art, de précieuses facultés d'assimilation, elle était bien personnelle dans la tendre effusion des remerciements qu'elle adressait à Laurier, pour la protection dont il couvrait son frère. Là, elle n'imitait pas, elle ne répétait pas. C'était le coeur même de l'enfant qui parlait, et le peintre, si absorbé qu'il fût par des préoccupations auxquelles Mlle de Vignes était singulièrement étrangère, n'avait pu ne pas être frappé par cette émotion et cette reconnaissance.
Un tout petit incident, dont lui seul saisit la véritable signification, venait pourtant de se produire, et lui avait ouvert complètement les yeux. A cette enfant, qu'il connaissait depuis qu'elle était au monde, il avait l'habitude, à la Sainte-Juliette, d'apporter un cadeau de fête. Tant qu'elle avait été petite fille, c'étaient des poupées extraordinairement habillées de robes magnifiques, faites au goût du