L'Ame de Pierre. Georges Ohnet

L'Ame de Pierre - Georges Ohnet


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de la gêne. Il se sentait observé par la soeur de son ami. Sa conscience n'était pas tranquille et lui reprochait de s'être trop promptement dérobé, après s'être trop inconsidérément avancé. Il se jugeait blâmable, et se devinait blâmé. Il en conçut un mécontentement qui l'éloigna de celle qu'il respectait trop pour pouvoir, maintenant, songer à l'aimer. Il pensait: Tu t'es conduit, mon garçon, comme un véritable drôle, tu as risqué de troubler le coeur de cette enfant, pour satisfaire un commencement de caprice, puis tu as changé de sentiments et d'idées, au gré du premier chien coiffé que tu as rencontré. Va avec les coquines, tu n'es digne que d'elles, et vous êtes faits pour vous entendre. Un toqué, avec des dévergondées, c'est bien l'assemblage qu'il faut. Vis dans la fièvre d'une fausse passion, échauffe-toi l'esprit dans de malsaines ivresses, confine-toi dans la grossièreté de tes amoureuses de rencontre.

      N'aspire plus à la pureté, à la douceur, à la joie de la chaste et sainte tendresse; ne recherche plus la blancheur, la fraîcheur de la jeune fille. La neige, que nul n'a foulée, n'est point pour toi, tu lui as préféré la boue, piétinée par tout le monde.

      Et, pour se conformer à la règle de conduite que son amer pessimisme lui imposait, le peintre se jetait plus ardemment dans le plaisir, se préoccupant d'autant moins de modérer les excès de Jacques, qu'il partageait à présent ses folies. Mais ce qui n'était qu'un sujet de trouble moral, pour l'un, était, pour l'autre, une grave cause d'affaiblissement physique. Si Pierre traversait, sans s'y consumer, l'enfer dévorant de la vie à outrance, Jacques, moins bien trempé, y usait ses forces et y épuisait sa vie. Laurier semblait de fer: il menait tout de front, le plaisir et le travail. Après les nuits les plus folles, on le trouvait à son atelier, la palette à la main, comme s'il sortait de son lit reposé par huit heures de sommeil. Une vibration plus métallique de sa voix, une fébrilité plus active de ses gestes, trahissaient seules la fatigue. Et, le soir, il était prêt à recommencer.

      Jacques, lui, le dos plus voûté, la poitrine plus creuse, l'oeil plus cave, portait, dans toute sa personne, les traces effrayantes d'un anéantissement chaque jour plus complet. Sa mère essayait de le ramener près d'elle, de l'arracher à son existence meurtrière. Il promettait de venir, de se reposer, de rompre avec ses habitudes, ses amitiés, son train de plaisir. Il ne le pouvait pas, et, avec un désespoir profond, Mme de Vignes voyait le fils suivre, comme le père, la route dont toutes les étapes, bien connues d'elle, étaient marquées par des tristesses, et dont le but était la prompte et implacable mort.

      Cependant l'ouverture du Salon avait eu lieu, et, sourdement travaillée par une âpre curiosité, Juliette avait demandé à sa mère de l'y conduire. La peinture moderne ne l'intéressait que médiocrement. Ce qui l'attirait, avec une puissance troublante et invincible, c'était ce portrait de Clémence Villa, dont les études avaient concordé d'une façon fatale avec le changement d'attitude de Pierre Laurier. Accompagnée par sa mère, qui ne se doutait guère des sentiments qui la faisaient agir, Mlle de Vignes parcourut, d'un pas rapide et indifférent, les salles où s'étalaient, dans leur froide médiocrité, des milliers de toiles inutiles. Elle allait, sans s'arrêter, cherchant le seul tableau qui comptât pour elle.

      Brusquement, elle resta immobile, saisie: devant elle, au fond de la salle, à vingt pas, dans son cadre noir, un portrait de femme petite, brune et pâle, s'était emparé de son regard. D'un coup d'oeil, sans l'avoir jamais vue, elle l'avait reconnue. C'était elle, il ne pouvait y avoir d'erreur; nulle autre n'aurait eu cette beauté, fatale et presque méchante, qui donnait froid à l'âme. Juliette fit un effort, et, rompant un cercle d'admirateurs arrêtés devant la cimaise, elle s'approcha.

      Sa mère, entraînée par elle, regarda le portrait avec tranquillité et d'un ton satisfait:

      —Tiens! c'est le tableau de Pierre Laurier... Oh! il est vraiment très remarquable!...

      Juliette pâlit un peu. Ce que sa mère venait de dire, elle le pensait, au même instant, avec une profonde douleur. Oui, elle était remarquable cette oeuvre, et le talent du peintre ne s'était jamais élevé aussi haut. Dans les fines lumières de la tête, coiffée d'un chapeau à grandes plumes, dans le coloris chatoyant des épaules, sortant d'un ravissant costume Louis XVI, dans la pose provocante de la main, appuyée sur une haute canne, dans le rayonnement des yeux et dans le charme du sourire, l'inspiration d'un coeur amoureux se trahissait. Celui qui avait vu cette femme si belle et qui l'avait reproduite avec une si chaude passion, était follement épris. Et sa grâce voluptueuse faisait tout comprendre, si elle ne faisait pas tout excuser.

      Des larmes montèrent aux yeux de la jeune fille, et son coeur battit à l'étouffer. Dans la foule qui admirait, prononçant tout haut le nom du peintre et celui du modèle, Mlle de Vignes souffrit affreusement. Deux jeunes gens, campés devant le portrait, tout près d'elle, et qui ne se souciaient point de n'être pas entendus, conclurent leurs éloges par ces mots:

      —Du reste, il est son amant...

      Juliette rougit, comme si on l'avait insultée, et, tremblante à l'idée qu'elle pourrait écouter d'autres paroles qui éclaireraient plus cruellement le mystère dont elle était, à la fois, curieuse et révoltée, elle entraîna sa mère vers la salle voisine.

      A compter de ce jour, elle devint plus grave, avec une nuance de mélancolie, qui ne frappa point Mme de Vignes. Les deux femmes n'avaient que trop de motifs de chagrin, et Juliette aurait plus étonné sa mère par de la gaieté que par de la tristesse. L'été s'était écoulé dans l'isolement de la campagne: Jacques continuant dans les villes d'eaux, à Trouville, à Dieppe, son existence de plaisir, et faisant, à de plus longs intervalles, des apparitions chez sa mère; Pierre devenu tout à fait invisible, mais livré à une production acharnée, que révélait l'apparition fréquente de nouvelles toiles signées de lui chez les marchands de tableaux. Jamais temps ne parut plus long et plus triste que celui qui se passa, pour les deux femmes, de juin à octobre. Elles eurent le loisir de penser à tout ce que la vie leur préparait de soucis pour l'avenir.

      La saison était magnifique, le ciel n'avait pas un nuage, et il faisait une chaleur délicieuse. Le soir, la mère et la fille parcouraient le jardin, en regardant les étoiles s'allumer dans la nuit claire. Et le calme des choses offrait, avec l'agitation de leur esprit, un contraste douloureux. Elles se promenaient, à côté l'une de l'autre, sans parler, car elles voulaient se dissimuler leurs peines, marchant dans l'obscurité qui cachait la contraction de leur visage. Une sensation de vide profond les entourait. Les deux êtres qui, pour elles, comptaient seuls dans le monde étaient loin, et rien ne les intéressait plus. Le charme d'une nature splendide leur échappait. La douceur du vent, chargé des parfums de la terre, la pureté du ciel mystérieux, le murmure des feuilles agitées sur leur tête, tout ce qui les aurait ravies, si, pour partager leurs impressions, elles avaient eu, auprès d'elles, le cher absent, les laissait froides et lassées. Et chaque jour, chaque soir, le même ennui pesait sur elles, invinciblement.

      Juliette se développait beaucoup, elle avait encore grandi et son visage était devenu charmant. Elle avait dix-sept ans, et sa gravité faisait d'elle une véritable femme. Sa mère prenait plaisir à la parer. La partialité, qu'elle avait toujours eue pour son fils, ne l'aveuglait pas assez pour l'empêcher de remarquer la grâce épanouie de sa fille. Elle lui dit un jour, après l'avoir regardée longuement:

      —Tu deviens vraiment gentille!

      Juliette eut un fugitif sourire, et hocha la tête sans parler. A quoi bon sa beauté! Celui, par qui elle eût voulu être admirée, n'était pas là.

      L'automne venait de commencer, lorsqu'une grave nouvelle ramena brusquement Mme de Vignes à Paris. Son fils, après avoir lutté follement contre un affaiblissement sans cesse en progrès, était tombé brusquement. Il avait été pris de vomissements de sang, et, mourant, on l'avait transporté chez sa mère. L'angoisse coupa court aux rêveries de la jeune fille. Elle adorait son frère et, venue sans retard avec sa mère, elle avait été


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