L'Ame de Pierre. Georges Ohnet
son ami à passer son pardessus, il l'enveloppa dans un plaid, et, au bas de l'escalier du restaurant, d'une voix encore vibrante de sa douleur:
—Bonsoir, et tu sais: compte sur mon âme.
Le docteur Davidoff mit Jacques de Vignes en voiture, ferma la portière et dit au cocher: «Allez!» Puis, ayant écouté, un instant, le roulement des roues sur le sable sonore des allées, il vint lentement vers le peintre qui l'attendait en regardant les étoiles.
—Allons-nous au Casino? demanda Patrizzi.
—A quoi bon? La soirée est si belle, marchons un peu.
—De quel côté allez-vous?
—Sur la route de Menton.
—Et vous vous arrêterez, à un quart de lieue d'ici, à la porte d'une villa dont la grille est fleurie de roses?
—Oui.
—Et vous en sortirez, tout à l'heure, furieux contre les autres et contre vous-même?... N'allez pas chez cette fille.
—Et où voulez-vous que j'aille? Si, vous obéissant, je rentre à mon hôtel, dans la solitude de ma chambre, je vais ne penser qu'à celle que vous me conseillez de fuir... Elle me possède bien, allez, et les liens qui m'attachent sont solides, puisque, malgré mes secousses désespérées, ils ne sont pas encore rompus. Après chaque effort, je retombe plus meurtri et plus faible, et plus captif. Et je me méprise, et je la hais!
—C'est pourtant facile de quitter une femme! dit le Napolitain en souriant. Malheureusement on ne le sait qu'après. Avant tout, il faut essayer... Mais il est commode de prêter de la philosophie à ceux qui souffrent... Bonsoir, messieurs, je vais faire sauter la banque.
Il alluma une cigarette, et s'éloigna. Davidoff et Pierre Laurier se mirent à marcher dans la nuit, entre les jardins éclairés par la lune. Une douceur embaumée les enveloppait. Ils sortirent de la ville et, à leur droite, au bas des rochers qui dentellent la côte, ils aperçurent la mer, brillante comme une lame d'argent. La nuit était si claire que les fanaux des barques luisaient, au loin, rouges et mouvants. Ils ne parlaient plus, et suivaient la hauteur. Ils s'arrêtèrent, un instant, auprès d'une épaisse brousse de lentisques et de cactus, les yeux perdus dans l'espace et comme oppressés par l'étendue. Un bruit soudain, semblable à celui d'une bête qui se lève brusquement dans un fourré, attira leur attention, et, au bout d'une minute, ils virent, gravissant un sentier qui court sur le flanc de la colline, un homme dont le fusil brillait à la clarté de la lune:
—Qu'est cela? demanda Davidoff étonné.
Pierre Laurier regarda avec attention, et répondit:
—Un douanier.
Ils attendirent. L'homme montait. Arrivé de plain-pied, il observa les deux promeneurs avec méfiance. Le lieu était désert, quoiqu'on fût seulement à deux kilomètres des dernières habitations; mais toute la côte est sauvage et propice aux entreprises des fraudeurs.
—Nous prenez-vous pour des contrebandiers? demanda le peintre.
—Non, monsieur, dit le soldat, maintenant que je vous vois de près; mais d'en has, en vous apercevant plantés immobiles, j'ai cru que vous veniez donner quelque signal.
—Est-ce qu'il y a des délinquants en campagne?
—Oh! toujours! C'est entre Monaco et Vintimille que la fraude se fait le plus ordinairement. Il n'y a pas de semaines où il ne s'opère quelque descente. Et, depuis quatre jours, nous surveillons une barque qui croise, guettant l'occasion. Mais les coquins nous paieront les nuits blanches qu'ils nous font passer, et, s'ils s'acharnent, ils seront reçus à coups de fusil... Bonsoir, messieurs... Ne restez pas là... l'endroit est mauvais.
Il porta militairement la main à son képi et disparut dans les broussailles qui lui servaient de poste d'observation.
Pierre Laurier et Davidoff se remirent en marche, retournant vers la ville.
—J'envie le sort aventureux des hommes qui sont en butte aux menaces de ce brave gabelou. Ils courent, en ce moment, sur la mer, attentifs et circonspects, prêts au trafic ou à la bataille... Leur coup fait, ils répartiront pour une expédition nouvelle et des dangers inconnus... Ils ne pensent à rien qu'à leur dur et capricieux métier... Je voudrais être à leur place.
—Partez! Le comte Woreseff, que j'accompagne à bord de son yacht, quitte Villefranche après-demain. Il va en Égypte: nous touchons à Alexandrie, nous remontons le Nil, jusqu'à la deuxième cataracte, nous visitons Thèbes, le désert, les Pyramides... C'est une expédition de deux mois, avec le plancher d'un bateau magnifique sous les pieds, et les splendeurs d'un ciel d'Orient sur la tête... Vous savez avec quel plaisir le comte vous emmènera... Vous travaillerez, vous chasserez... Et surtout vous oublierez!
—Non! Je serais trop tranquille, trop choyé, trop heureux, auprès de vous. Je ne courrais pas de dangers qui absorbent, je ne prendrais pas de fatigues qui écrasent; tout, autour de moi, serait trop civilisé... Ce qu'il me faudrait, c'est la vie sauvage. Si vous vous engagiez à me faire capturer par des Touaregs, qui m'emmèneraient captif à Tombouctou... je vous suivrais... Cette fois ce serait le salut!
—Je ne puis vous promettre de telles aventures, dit Davidoff en souriant... Il me faut donc vous abandonner à vous-même.
Ils étaient arrivés devant une très belle villa, peinte en rose, dont les fenêtres brillaient au travers des verdures touffues.
—C'est dit, vous entrez? demanda le médecin. Adieu donc, car je ne sais si je vous verrai demain, et bonne chance.
Ils se serrèrent la main, et, pendant que le Russe regagnait la ville, le peintre traversait le jardin. Il sonna à la porte de la maison. Un valet de pied lui ouvrit, le fit pénétrer dans un vestibule en forme de patio arabe, orné au centre d'un bassin, sur le fond bleu duquel nageaient des cyprins aux écailles d'or. Autour des colonnes, qui décoraient cette entrée, des rosiers grimpants s'élançaient. Au fond, un escalier de marbre blanc montait jusqu'au premier étage.
—Madame est là? demanda Pierre Laurier.
—Dans le petit salon, répondit le domestique.
Le jeune homme poussa une porte et doucement entra. Sur un large canapé, au milieu de coussins de soie, Clémence Villa était étendue, feuilletant un livre. Elle leva la tête, étira ses bras, et resta immobile. Pierre s'approcha, et, se penchant sur le fin visage de la belle fille, il lui baisa les yeux.
—Comme tu viens tard! fit la comédienne, avec une tranquille indifférence, qui contrastait avec le reproche adressé.
—Le dîner du prince Patrizzi s'est prolongé plus que je ne pensais...
—On s'est amusé?
—Moins que si tu avais été avec nous.
—J'ai horreur de Patrizzi.
—Pourquoi?
—Je sens qu'il me déteste.
—Non, il ne te déteste pas, mais il m'aime beaucoup.
—Eh bien? Ne peut-il t'aimer sans me haïr?
—Il t'aimerait si tu ne me rendais pas malheureux.
—Ah! l'éternelle chanson!
La jeune femme fit claquer ses doigts, jeta son livre à la volée, à l'autre bout du salon, et, d'un bond hargneux, se retourna sur son canapé, la figure du côté de la muraille.
—Allons, Clémence, la paix, fit le peintre; parlons d'autre chose...
Mais la comédienne, sans bouger, et le nez sur les coussins, reprit d'une voix âpre: