L'Ame de Pierre. Georges Ohnet

L'Ame de Pierre - Georges Ohnet


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et des cris de joie. Laurier prenait l'enfant par les épaules, lui appliquait, sur chaque joue, un baiser sonore, et lui disait de sa voix mordante:

      —Elle est belle, celle-là, hein?... C'est une Vénitienne... Époque du Titien!...

      Puis, il se mettait à causer avec Mme de Vignes et Jacques, sans plus s'occuper de la petite fille, restée en extase devant la patricienne d'émail, vêtue de soie et d'or. Cependant, quand Juliette eut quatorze ans, il pensa que les joujoux commençaient à être hors de saison, et il se mit en quête d'un cadeau sérieux. Il jeta son dévolu sur une petite boîte à ouvrage du XVIIIe siècle, garnie de charmants ustensiles en vermeil, d'un dessin exquis, et, suivant son habitude, il arriva à l'heure du dîner. Ce soir-là, Jacques seul se trouvait au salon. Les deux amis se serrèrent la main, et Laurier ayant demandé où était Juliette:

      —Ma mère l'habille, répondit Jacques. C'est une importante affaire: sa première robe longue!... On a voulu nous en faire les honneurs. Aussi, tu penses, quel souci! Il a fallu que la coiffure fut également changée... Nous ne pouvions plus, avec notre costume nouveau, porter les cheveux épars sur le dos... Le chignon s'imposait!

      Il riait encore que la porte s'ouvrit et qu'au lieu de l'enfant à laquelle le regard de Laurier était habitué, une jeune fille, un peu timide, un peu gauche, toute changée, mais cependant charmante, entra dans le salon. Elle ne courut pas vers le peintre, comme à l'ordinaire, avec une garçonnière curiosité. Elle lui tendit gentiment la main, et s'arrêta, interdite, comme gênée devant les deux jeunes gens. Pierre, souriant, la regardait. Il dit:

      —Vous êtes très à votre avantage ainsi, Juliette... S'il m'était permis de risquer une légère critique, je désapprouverais les petites boucles sur le front... Vous avez une jolie coupe de visage et les cheveux bien plantés... Relevez-les donc franchement... C'est plus jeune, et je suis sûr que cela vous ira très bien!

      Puis, tirant de sa poche le cadeau préparé:

      —Vous voyez! C'est un objet utile! Moi aussi, je vous traite en grande personne, aujourd'hui.

      —Oh! que c'est joli! s'écria l'enfant, les yeux brillants de joie. Regarde donc, Jacques!

      —C'est un objet d'art, ma fille... Ce peintre a fait des folies! Si tu l'embrassais, au moins?

      C'était l'habitude. Il y avait des années que, ce jour-là, Pierre embrassait Juliette, et pourtant ils restèrent un instant, troublés, en face l'un de l'autre. Était-ce la robe longue et la nouvelle coiffure qui leur causait, à tous deux, cet embarras, ou bien l'évocation inattendue de la jeune fille, soudainement éclose en cette enfant, comme un bouton de rose qui s'ouvre au premier soleil, mais le peintre ne trouva pas le mouvement spontané qui, fraternellement, autrefois le poussait vers Juliette.

      Il fallut que Jacques, les regardant un peu étonné, s'écriât:

      —Eh bien! qu'est-ce qui vous prend? Est-ce que vous ne vous connaissez plus?

      Alors Mlle de Vignes fit un pas, Pierre en fit deux, et ils se trouvèrent dans les bras l'un de l'autre. Le jeune homme pencha son visage vers celui de sa petite amie. Elle se leva un peu sur la pointe des pieds, et, avec une émotion singulière, Laurier la sentit qui tremblait, pâlissante, sous son baiser. Toute la soirée, il resta inquiet, parlant peu, comme obsédé par une secrète préoccupation.

      Dès lors, dans ses rapports avec Juliette, il se montra plus circonspect et surveilla beaucoup ses paroles. En même temps, il observa celle que, la semaine précédente, il traitait encore comme une bambine. Et il put constater qu'une rapide transformation s'accomplissait en elle. Sa taille s'était fondue en une flexible rondeur, son teint s'était embelli d'un éclat velouté. Sa démarche, perdant les vivacités du premier âge, devenait plus contenue et plus élégante. La chrysalide indifférente s'était ouverte, et un brillant papillon s'en était envolé, qui attirait l'attention, invinciblement. A la faveur de cette métamorphose, il se produisit, dans l'esprit de Pierre, une agitation contre laquelle il eut de la peine à réagir.

      Il rêva tout autre chose que ce qu'il avait souhaité jusqu'alors. Les triomphes artistiques, l'existence libre faite pour les assurer, l'excitation de la pensée par la variété des sensations, tout ce qui constituait le programme de sa vie passée, fut jugé par lui absurde et méprisable. Il pensa que le calme du foyer, la paix du coeur, la régularité des jours bien employés, devaient préparer aussi sûrement les belles oeuvres et qu'il y avait plus de chances d'inspiration dans la régularité du travail que dans le dérèglement des efforts. Le mariage lui apparut, comme une source nouvelle, où il pourrait se retremper. Il médita de se ranger, de donner des gages de sagesse, et se laissa aller à regarder Mlle de Vignes avec une tendresse qui n'avait plus aucun rapport avec la camaraderie des anciens jours.

      Nul ne s'en aperçut qu'elle. Ni sa mère, trop soucieuse des désordres dans lesquels vivait Jacques, ni Jacques trop occupé de ses plaisirs, ne soupçonnèrent un seul instant ce qui se passait dans l'esprit du peintre. Juliette étonnée d'abord, en présence de cette modification rapide des sentiments de son ami, heureuse ensuite de se croire aimée de celui qu'elle regardait comme un homme supérieur, eut bientôt à subir l'amertume d'une désillusion. La flamme, qui s'était allumée, et qui paraissait devoir brûler si violente, s'éteignit tout d'un coup. Pierre, qui était fort assidu chez Mme de Vignes, n'y vint plus que, comme autrefois, d'une manière intermittente. Et toutes les belles espérances, secrètement caressées par la jeune fille, s'envolèrent, rêves d'un jour.

      Elle ne se résigna pas cependant si facilement, et entreprit de savoir ce qui empêchait le peintre de reparaître. Un soir que Jacques était venu seul passer quelques instants auprès de sa mère, Juliette se hasarda à s'étonner qu'on ne vît plus Pierre Laurier.

      —Est-ce qu'il n'est pas à Paris? demanda-t-elle.

      —Si, répondit Jacques, mais il ne quitte presque point son atelier. Il est dans une fièvre de travail.

      La jeune fille respira. Le travail était une concurrence qu'elle ne craignait pas. Elle continua:

      —Et que fait-il?

      —Un portrait.

      A ces mots, négligemment dits par son frère, Juliette tressaillit. Il lui sembla y discerner une vibration menaçante. Ce portrait ne pouvait pas être un portrait ordinaire. Et cette oeuvre, à laquelle Pierre s'était voué ainsi avec passion, devait avoir une influence sur leur destinée à tous. Elle vit tout obscur autour d'elle, comme si le soleil s'était caché. Et des pressentiments douloureux lui serrèrent le cour. Elle reprit:

      —Et ce portrait est celui de quelqu'un de connu?

      —Oh! de très connu!

      —Qui est-ce donc?

      —Une femme de théâtre.

      —Qui se nomme?

      Jacques se mit à rire, et, regardant sa soeur avec surprise:

      —Mais tu es vraiment bien curieuse ce soir. Je te demande un peu ce que cela peut te faire de savoir que l'original du portrait de Pierre s'appelle Mlle Chose ou Mlle Machin?

      —Cela m'intéresse.

      —Eh bien! la dame du portrait est Mlle Clémence Villa. Elle est petite, brune, a des yeux noirs, de très belles dents, une exécrable réputation, et fort peu de talent. Malgré cela, ou à cause de cela, elle a beaucoup de succès. Veux-tu connaître son âge? Vingt-quatre ans, ou environ. Sa patrie? La belle Italie, pays du vermouth et de la mortadelle. Ses opinions? Partageuse, sinon pour l'argent, du moins pour le coeur... Mais tu me fais dire des bêtises. Voilà ce que c'est que de causer avec les enfants! Le portrait est beau, que cela te suffise, et la réputation de Pierre n'y perdra pas.

      On parla d'autre chose, mais l'impression pénible subie par Juliette persista. Elle pensait, malgré elle, à cette femme qu'elle ne pouvait se défendre de juger mauvaise, et elle avait le soupçon qu'elle était aimée de celui à qui elle servait de modèle. Elle se dit: C'est elle qui l'a détourné de moi. C'est depuis


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