Les fantômes, étude cruelle. Ch. Flor O'Squarr
et, installé, me mis au travail.
Une idée m'était venue en route. Pourquoi n'écrirai-je pas une biographie de Félicien?
De bonne foi, sans parti pris, je m'étais demandé auquel de ses fidèles revenait cette mission pieuse, cette tâche difficile. Un à un, j'avais jugé tous ceux qui pouvaient sembler capables d'un pareil travail, et j'en avais conclu que moi seul pourrais y réussir.
En effet, je remplissais absolument les conditions désirables pour cet objet.
Quoi de plus rare qu'un bon travail biographique, vraiment complet, vraiment exact? Dans le plus grand nombre des cas, le biographe s'adresse directement à l'homme qui doit faire le sujet de son étude—ou, si l'homme est mort, à ses descendants—reçoit des notes naturellement suspectes de partialité ou des confidences qui lui imposent le double devoir de la discrétion et de la reconnaissance. Il apporte un si bas attachement au service de l'homme qu'il raconte qu'on le prendrait volontiers pour une sorte de laquais de l'immortalité. Dans d'autres cas, plus rares, le biographe est un ennemi acharné, un adversaire emporté par la passion ou égaré par la jalousie. Eugène Jacquot, dit de Méricourt, a publié beaucoup de ces biographies inspirées par le plus détestable esprit et auxquelles on pourrait reprocher encore un nombre effrayant d'erreurs capitales. Le juste milieu, la biographie vraie, n'existe pour ainsi dire pas.
Ma situation dans le passé et dans le présent me permettait d'agir non seulement en toute liberté, mais avec une complète assurance. J'avais été le plus ancien ami du mort, son ami d'enfance, son condisciple à Bonaparte; j'avais connu son père, sa mère, vécu longtemps dans son intimité, reçu ses confidences, assisté à ses luttes, connu son jugement sur les hommes et sur les choses de son temps, sondé sa conscience, lu comme à livre ouvert dans sa pensée; je connaissais l'homme, l'écrivain, le poète, le citoyen, toutes les faces du personnage; je possédais les éléments d'une correspondance puissamment intéressante; mille anecdotes qui ne m'avaient point paru dignes d'être notées jadis me revenaient aussi précises que si elles eussent été d'hier.
J'étais le biographe parfait, désigné, fatal.
Aucun des devoirs du biographe ne pouvait m'échapper. En plus de mon témoignage, n'avais-je pas celui d'Henriette? Et ne me serait-il pas permis d'en faire usage?—Oh! discrètement! On a dit souvent qu'il n'existait point de grand homme pour son valet de chambre. Cela est indiscutable. A plus forte raison, l'épouse est-elle plus directement, plus immédiatement renseignée, car on se cache d'un domestique.
Or, Henriette possédait une grande qualité: elle était fausse, mais elle n'était pas menteuse. Elle ne disait pas toujours toute la vérité, mais elle ne disait que la vérité. Par religion du vrai? Non, par orgueil. L'orgueil est un défaut qui nous évite de commettre des actions basses. Elle m'apportait journellement le reflet photographique de son mari, le récit des petites scènes d'intérieur provoquées par ses manies plutôt que par son humeur; elle me mettait au courant de ses habitudes intimes, se plaisant à me raconter souvent—sur l'oreiller—aux instants d'accalmie,—les ridicules, les puériles tracasseries dont les plus grands esprits ne sont pas exempts. De sorte que je possédais Félicien des pieds à la tête, comme personne n'eût pu le connaître.
Et puis, n'y avait-il pas là pour moi un devoir? Je devais m'en préoccuper, n'ayant jamais transigé avec le devoir. Oui, c'était mon devoir d'écrire la biographie de Félicien: sa vie et ses oeuvres. La postérité avait intérêt à connaître l'homme dont elle recevrait les plus précieux enseignements. Étant donné qu'aucune excuse ne me dispenserait de rendre à l'avenir ce sincère témoignage, je ne pouvais me dérober. Assurément, ce serait une tâche pénible, longue, laborieuse; un travail auquel il me faudrait appliquer toutes mes facultés, la puissance du souvenir, la religion du passé; j'en avais pour longtemps à me recueillir avant d'écrire une ligne, pour longtemps à écrire après avoir médité.
Peu importait.
Sur mes instructions, mon valet de chambre m'apporta à Sospel toutes les lettres que m'avait adressées Félicien. Je pris plaisir à les relire, lentement, les relisant et les relisant encore, songeant, non sans trouble, à l'honneur qui rejaillirait sur moi de leur publication—car les protestations d'amitié, les hommages ne m'y étaient point marchandés.
Je m'absorbai dans cette étude pendant plusieurs mois.
Sospel est une très vieille ville, traversée par le torrent de la Bévéra, entourée comme en un cirque de très hautes montagnes: le mont Braus, le Barbonnet, le Mangiabo, la Testa di Cane, la colline de Santa-Lucia. C'est un coin pittoresque, mais depuis longtemps mort. On s'y trouve à cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, entre des bois d'olivier—la seule ressource du pays—et quelques vignes. Les étrangers n'y viennent pas, les passants y sont rares, les habitants parlent un langage aussi différent de l'italien que du français, une sorte de patois difforme et violent où se retrouvent les traces de la naïveté paysanne et de cette âpreté que les grandes solitudes donnent à la voix humaine comme au chant des oiseaux et aux accents des bêtes. La vie qu'on y peut mener, c'est la vie bestiale ou la vie contemplative,—regarder le sol dont on tire sa pâture ou admirer les sommets neigeux que hante le rêve. Aucune autre alternative. Soyez poète ou ruminez. Les gens du pays ruminent, quelques passants vont et viennent qui songent. Ceux-là, l'habitant les exploite.
En une heure, si l'on suit la Bévéra par une route à mulets, on descend en Italie entre deux villages liguriens, la Piena et Olivetta, le premier perché sur une haute roche comme une aire d'aigles, le second caché dans la verdure comme un refuge de tourterelles. Par la grande route on gravit le col de Brouis pour dégringoler ensuite vers une succession de localités singulières: Breil, les pieds dans le torrent de la Roya; la Giondola, qu'entourent des glaciers à pic; Saorge, accroché aux flancs de la montagne sur un précipice de cinq cents pieds; Fontan, la frontière italienne, avec sa population de déserteurs, de douaniers et de contrebandiers.
Il faut quatre heures environ pour gagner le chemin de fer, qui s'allonge sous la route de la Corniche entre Nice et Gênes. Les sentiers sont mauvais, ce qui arrête les touristes. En hiver, ils disparaissent sous trois pieds de neige, ce qui arrête jusqu'au service de la poste.
Je suis resté là… Combien de temps?…
Je ne me le rappelle plus exactement.
Le certain, c'est que j'y arrivai dans les premiers jours de novembre et que je n'y fus convenablement installé que vers la fin de janvier.
Mes premières semaines furent consacrées à des promenades. Chaque jour, après déjeuner, je montais au sommet de Santa-Lucia où subsistait le mur ruiné d'une antique forteresse sarrazine. Assis dans l'herbe, le dos tourné au soleil, j'y traçai les premières notes de mon travail, m'attachant à les classer avec ordre, car le plus souvent les souvenirs affluaient à mon cerveau dans un tumulte d'inspiration orageuse. Les faits se représentaient en foule, avec le tohu-bohu et le mouvement compliqué des foules. Il y avait lutte entre ma mémoire sensibilisée par le travail et mon énergie violentée.
Je classais, je classais…
Une chose curieuse, c'est qu'au retour de ces promenades j'éprouvais une gêne, un alourdissement de tous mes membres, une fatigue cérébrale accablante, l'absorption de toutes mes forces vives par l'unique préoccupation de mon oeuvre. Le portrait de Félicien, accroché dans mon cabinet de travail improvisé, me paraissait remplir toute la chambre et faire pâlir les objets dont il était entouré. Ma trop persistante application à relire la correspondance du mort amenait que maintenant des phrases toutes faites me venaient aux lèvres dès que j'ouvrais la bouche et que je prononçais ces phrases malgré moi, sans motif, dans la solitude. Mon esprit évidemment était tendu vers les diverses faces d'une même image, d'une seule idée, et s'accoutumait à cette tension préméditée. Il y a une gymnastique du cerveau comme il y a une gymnastique des muscles. L'esprit se plie volontiers à la discipline qu'il a lui-même imaginée. C'est affaire de volonté, tout simplement. J'avais voulu penser à Félicien, je pensais à Félicien. Si je n'avais pas voulu penser à Félicien, je l'aurais oublié bientôt.
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