Les fantômes, étude cruelle. Ch. Flor O'Squarr
atteint. En effet, non seulement je ne retournerais pas chez Félicien, mais il me faudrait encore prendre soin de l'éviter, soit cesser de fréquenter certains salons où il se produisait. Obligation stupide, en vérité, puisque ce n'était pas moi que l'événement rendait ridicule.
Enfin, il fallait voir.
Vers onze heures, comme je commençais à m'étonner, un groom survint—le groom d'Henriette—avec une lettre.
J'avais à peine jeté mes regards sur le papier que je fondis en larmes.
Félicien n'était plus.
Dans le courant de la nuit fatale, une heure environ après mon départ, le malheureux avait succombé à une attaque d'apoplexie. On l'avait trouvé étendu sur le tapis de son cabinet, la face noire, avec du sang aux lèvres et sur la barbe.
Un coup de foudre.
Henriette m'informait de ce grand malheur, et m'invitait à passer chez elle au plus tôt.
Je fis monter le groom et lui demandai quelques menus détails.
C'était en pleine nuit, vers une heure du matin—il devait être une heure, en effet—que les domestiques avaient été réveillés par les cris de madame et par de furieux coups de sonnette. Le cadavre était encore chaud. Madame avait été bien malade, une crise de nerfs prolongée qui s'était calmée seulement à l'arrivée du médecin. Toute la maison était sens dessus dessous. On avait prévenu le frère de monsieur et les parents de madame, qui étaient accourus bien vite. Quel malheur! Un si bon maître!
Le groom partit.
J'étais accablé de stupeur.
Pauvre Félicien! Un ami, un vrai! Nous nous étions si mal quittés… Partir ainsi, jeune encore, en pleine gloire, et sans que j'eusse pu lui serrer la main une dernière fois! Quelle secousse! Aucune des douleurs éteintes dans le passé ne m'avait frappé si rudement. Il n'est pas d'être au monde que j'aie autant pleuré.
Je ne sais pourquoi, je ne m'explique pas pourquoi, mais je n'avais jamais autant pleuré que ce jour-là.
IV
Trois jours après—l'enterrement était décidé pour midi—je me levai de bon matin en vue de réfléchir à la petite allocution que je devais prononcer au cimetière, sur la prière générale. La veille, toutes les dispositions de la funèbre cérémonie avaient été arrêtées. Le nombre des discours devenait important et il fallait compter avec l'imprévu, avec les délégations des sociétés savantes de province dont Félicien était président d'honneur, avec la jeunesse, les Écoles, toujours si empressée aux funérailles des grands hommes. Ma mission se limitait à prononcer quelques paroles au nom des plus intimes amis du mort. Quinze à vingt lignes au plus.
Étant de nature médiocrement éloquente, je pris les précautions de rigueur, c'est-à-dire que je traçai sur une feuille de papier la teneur de mon petit discours, me réservant d'en graver les termes dans ma mémoire au cours de la matinée. J'eus lieu d'être assez satisfait de mon ouvrage. C'était simple, grave, ému, pas banal: une bonne moyenne d'oraison funèbre.
Ah! ce fut un bel enterrement! Je tenais un des cordons du poêle; les cinq autres étaient tenus par:
Un membre de l'Académie française;
Un membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres;
Le chef de cabinet de M. le ministre de l'instruction publique et des beaux-arts;
Un député du département de l'Orne, dont Félicien était originaire;
Un ancien élève de l'École normale, qui comptait le défunt parmi ses plus brillants lauréats.
Derrière le catafalque aux grands voiles de deuil semés d'étoiles d'argent et qui pliaient sous les palmes et les couronnes, venaient, à la suite des maîtres des cérémonies portant voilées sur des coussins de velours violet les décorations du mort:
La famille;
Un aide de camp du Maréchal-Président;
Le bureau de l'Académie française;
Les délégations de l'Institut;
La Société des gens de lettres, conduite par M. Emmanuel Gonzalès;
Les membres de la Société des auteurs dramatiques;
Les représentants des nombreuses Sociétés savantes dont Félicien s'était montré le zélé protecteur;
Des artistes, des savants, des journalistes, un imposant cortège d'admirateurs, de disciples et de fidèles.
Et nous défilions à travers la foule pieusement rangée, entre deux haies de soldats en grande tenue, aux accents de la musique de la garde républicaine dont les silences étaient marqués par le grondement prolongé des tambours étouffé sous les draperies funéraires.
Dans Paris, c'était comme un recueillement. Les fronts se découvraient sur notre passage. Ah! la France perdait un de ceux qui comptent pour sa gloire, un sublime esprit, un grand coeur! L'âme de la foule semblait prier.
Magnifique spectacle qui jamais ne s'effacera de mes yeux!
A la Madeleine, la messe fut chantée par Bosquin et Melchissedec, de l'Opéra, Mmes Mézeray et Vidal, de l'Opéra-Comique. Alexandre Georges tenait les orgues.
Au cimetière du Père-Lachaise, l'inhumation eut lieu dans un caveau provisoire offert par la ville de Paris. Quand la bière eut été descendue dans la tombe, les orateurs, désignés à tour de rôle par un maître de cérémonies, s'avancèrent et parlèrent. Ce fut long, mais beau. Enfin mon tour arriva. Je fis deux pas en avant, m'arrêtant au bord même du tombeau, et je prononçai:
«L'ami vénéré que nous avons perdu, le grand penseur, le…»
Mais il me fut impossible d'achever, non pas que je ne fusse incertain de mon débit ou que l'émotion me prît à la gorge. Non, ce n'est pas cela. Mais un souvenir me revenait qui changea complètement le cours de mes idées. J'oubliai la cérémonie, le deuil de tous ces coeurs empressés, cette foule recueillie qui attendait mes paroles, et je ne vis plus que la scène, la ridicule scène de l'autre soir: moi en chemise, au milieu de la chambre à coucher, Henriette évanouie, mes vêtements épars, et lui, Félicien, en tenue de gala, son bougeoir à la main et pleurant comme un veau. A cette vision furtive, je fus un moment bien près d'éclater de rire. Je fermai les yeux, redoutant de découvrir brusquement Félicien assis au fond de la tombe, son bougeoir à la main. Quelqu'un me prit le bras et m'entraîna à l'écart. J'entendais ces mots vagues dans la foule:
—Pauvre homme… L'émotion, sans doute… Songez donc, c'était son meilleur ami… Quelle perte!…
Mais je me remis aussitôt et, tandis que l'on m'éloignait, je ne perdais aucune des paroles de l'orateur qui avait pris ma place:
«Au nom du Cercle artistique et littéraire d'Alençon, j'apporte sur cette tombe encore entr'ouverte…»
Une demi-heure après je quittai le cimetière, poursuivi par des reporters en quête de renseignements intimes sur Félicien. Je leur répondis de mon mieux, y apportant de la complaisance, heureux de contribuer par mes révélations à la gloire du mort. Je racontai les débuts difficiles, misérables, de mon ami, sa lutte courageuse contre l'adversité, sa vie de famille, si simple, si touchante, sa femme—son unique amour—et sa fille—une adorable enfant belle comme les anges. Je sus taire quelques manies excentriques ou ridicules du défunt. Bref, je m'acquittai de ce soin à merveille.
Vers cinq heures je montai saluer Henriette entourée de sa famille.
Visite inévitable.
Henriette fut d'une distinction accomplie; ni trop émue, ni trop glaciale. Elle accepta mes condoléances avec un sourire triste—un de ces sourires comme on