Les fantômes, étude cruelle. Ch. Flor O'Squarr

Les fantômes, étude cruelle - Ch. Flor O'Squarr


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que, de mon côté, je comptais m'éloigner aussitôt de Paris, où me harcelaient depuis quelques jours tant et de si douloureux souvenirs.

      Ce fut tout. Elle ne chercha point à me parler à l'écart, ne me demanda pas où je comptais me rendre, ne souffla mot d'une correspondance possible. Il semblait que tout fût fini, bien fini, entre nous, sans qu'aucune parole d'adieu fût nécessaire, que nous allions vivre désormais étrangers l'un à l'autre, plus encore qu'étrangers: ignorés l'un de l'autre.

      Ainsi je pris congé, simplement, de cette insignifiante créature, la mère de ma fille. Je sortis après avoir répondu aux étreintes reconnaissantes de la famille. Pensez donc! Je m'étais donné tant de mal, m'occupant de tous les préparatifs, remplaçant les parents dans les sombres corvées de ces jours funèbres. J'avais tenu à visser moi-même les boulons de la bière où moi-même j'avais enseveli Félicien.

      Eh bien—me croira qui voudra—si un instant j'ai aimé Henriette, ou, pour mieux dire, si à un seul instant je l'ai ardemment désirée, désirée follement, désirée avec angoisse, désirée douloureusement,—c'est ce jour-là, ce dernier jour, quand je l'aperçus si blanche, si pâle, si froide dans ses longs vêtements sinistres, avec ses yeux noirs, fixes et durs, dilatés par les insomnies, et où luisait la fascination d'une flamme d'enfer!

      V

      Où aller?

      J'avais fort peu voyagé, mais je ne me sentais aucun goût instinctif pour une contrée plutôt que pour une autre. J'eus d'abord l'idée d'aller m'oublier dans quelque pays désolé et vide, mais j'y renonçai aussitôt par cette raison que le voyage ne me servirait en rien si, en me tenant hors de chez moi, il ne me tirait pas hors de moi-même. Le but devait être plutôt d'occuper toutes les forces vives de mon esprit à des objets nouveaux, à des paysages qui renouvelleraient constamment l'émoi de la surprise. Sous ce rapport, j'avais le choix, mais il me manquait les éléments d'une préférence.

      Je me rappelai fort heureusement un pays dont il avait été parlé fréquemment devant moi par Félicien: l'Italie.

      Dans sa jeunesse, au sortir de l'École normale, Félicien attaché comme secrétaire à une commission du ministère de l'instruction publique envoyée dans les environs de Naples pour je ne sais quelles fouilles scientifiques, avait été si profondément épris de la grande patrie latine que, sa mission terminée, il avait sollicité et obtenu l'autorisation de prolonger son voyage. Pendant une année, il avait couru du nord au midi de la grande péninsule, émerveillé, ravi, frissonnant d'émotion…

      Souvent, le soir, entre Henriette et moi, il revenait complaisamment sur les mille incidents de ce voyage dont il avait conservé une sorte d'éblouissement; il nous racontait ses interminables flâneries dans Rome, ses courses en Sicile, les trois mois qu'il était resté à Florence, ne pouvant s'en arracher, mangeant de la vache enragée, vivant avec deux lires par jour, couchant dans les mansardes des trattoria, pour allonger un peu son séjour. Et Pise, et Bologne, et Ferrare, et Venise, et Naples!

      Au retour il avait publié ses deux premiers ouvrages: l'Ame de Rome et les Pères de Florence, livres superbes dont le succès est encore dans toutes les mémoires.

      Que de fois Félicien ne m'avait-il pas dit:

      —Un de ces jours, nous ferons ce voyage-là ensemble… Tu verras!

      Je me décidai pour l'Italie, et, ayant disposé tous mes préparatifs, j'eus soin de serrer dans ma valise les deux livres de Félicien, tous deux enrichis d'une dédicace fraternelle.

      Le lendemain, à huit heures du matin, je prenais le chemin de fer pour

       Marseille dans l'intention d'entrer en Italie par Vintimille.

      Comme bientôt je me félicitai d'avoir quitté Paris. C'était au point que je m'étonnais de n'avoir pas eu plutôt et plus souvent des idées de voyage. Depuis des années, j'étais demeuré confiné dans Paris, comme bloqué par la neige ou par une invincible armée assiégeante. Pendant tout le temps de ma liaison avec Henriette, je ne m'étais senti aucun goût, aucun désir plus vif qu'un furtif caprice; au point que je crois comprendre aujourd'hui que le charme singulier de cette femme était fait en quelque sorte d'une suspension de la vie, d'une interruption de la présence d'esprit, d'une absence rêveuse où se prélassaient mes instincts paresseux. Et il me vint alors cette conviction que, sans la déplorable aventure, je ne me serais peut-être jamais séparé d'Henriette, et qu'enfin, se fortifiant dans l'habitude, notre criminel attachement serait devenu un lien respectable grâce aux années. Dans les premiers temps de mon voyage, Henriette me manqua parfois, notamment les jours de pluie.

      Insensiblement, les enchantements de la route suffirent à m'absorber. Je regardais et j'étudiais ardemment, avec un intérêt profond, patient, obstiné que jamais auparavant je n'avais apporté aux choses de l'art et de la nature. On eût dit véritablement que la crise récente venait de développer en moi une nervosité maladive, une susceptibilité farouche à toutes les manifestations extérieures, la faculté jusqu'alors insoupçonnée de sentir vite et profondément. J'éprouvais comme des goûts nouveaux, une inquiétude constante d'impressions, de tressaillements subits, inexplicables en présence d'une idée ou d'un objet jusqu'alors indifférents; à cette transformation de mon tempérament s'ajoutait une parfaite netteté d'esprit qui me faisait concevoir et exprimer, non sans élégance, des pensées inopinément écloses en moi. Je devenais plus irritable, mais je devenais aussi plus clairvoyant. Enfin, tout un monde de sensations s'éveillait et chantait, un monde nouveau plus peuplé, sinon plus intéressant que le premier. Faut-il croire que l'esprit est sujet à des transformations comme le corps qui renouvelle ses atomes de sept en sept années?

      Hypothèse probable. Combien d'hommes meurent dans un homme avant sa mort!

      Je serais assez embarrassé de dire ce qui me plut davantage dans mon voyage…

      Rome, peut-être.

      J'y arrivais avec une curiosité impatiente surexcitée par une étude laborieuse du livre de Félicien: l'Ame de Rome, oeuvre surhumaine dont j'avais imprégné ma mémoire. Ainsi se vérifiait—bien que dans des conditions étranges—le projet que nous avions formé, Félicien et moi, de visiter l'Italie ensemble. A la vérité, il ne me quittait pas. J'entendais mentalement des pensées qui lui auraient été personnelles répondre à certaines questions que je m'adressais; je me découvrais une manière de voir plus heureuse et plus haute, comme si l'écho de sa parole eût résonné constamment sous mon front. Je reconnaissais, sans que personne fût là pour me les nommer, certains monuments, certains sites dont son livre contenait la magique description. Je revoyais l'Italie pour ainsi dire et j'éprouvais la douce joie que donnent les êtres, les lieux retrouvés après un long éloignement.

      A de certains moments, cette illusion m'emportait au point que je me retournais brusquement, dans la certitude que Félicien se trouvait là, à ma droite, cheminant près de moi en fidèle compagnon, me soufflant mes plus judicieuses réflexions. Et—particularité frappante—je ne m'imaginais point un Félicien ordinaire en costume de voyage, mais je me le représentais tel que je l'avais vu le soir suprême, en habit noir, cravate blanche, gants blancs, la plaque de grand-officier au côté droit, des ordres au cou, une petite brochette de petites croix épinglées sur le revers de l'habit. La sincère amitié que j'avais vouée à Félicien et que je continuais à sa mémoire, empêchait que la préoccupation de sa présence me devînt désagréable. Loin de proscrire son souvenir, j'y revenais constamment; et il m'arriva d'y faire appel. Ma situation d'ancien intime ami de l'illustre écrivain m'ouvrit bien des portes; dans les plus nobles salons de la société romaine, j'étais entouré, questionné, accablé d'égards, et plus d'une soirée fut consacrée à l'apothéose du défunt, moi parlant d'abondance, plein de mon sujet, et l'entourage, attentif à mes paroles, suspendu à mes lèvres.

      Ce fut ainsi pendant un an… je ne sais pas au juste.

      Enfin, las de mes déplacements continuels et de ma vie d'auberges, je me retirai dans un village des Alpes françaises, à Sospel—un


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