Les fantômes, étude cruelle. Ch. Flor O'Squarr

Les fantômes, étude cruelle - Ch. Flor O'Squarr


Скачать книгу
et le Temps, rien de tout cela ne serait arrivé! Car les journaux du soir, comme je pus m'en assurer en rentrant, annonçaient, avec le décès de la princesse anglaise, l'ajournement du bal donné en son palais par le Maréchal-Président.

      Fatale omission! Il avait fallu l'émoi joyeux causé par le nouveau succès de mon ami pour occasionner cet oubli, chez moi, l'homme le plus rangé, le plus routinier de la terre!

      Que devenait Henriette? Félicien ne semblait point disposé d'assouvir sur elle une rage homicide. Ou peut-être attendait-il mon départ pour éclater. Non. J'avais encore plein l'oreille de l'écho de ses sanglots lointains, des gémissements bêtes, des pleurs d'enfant, d'idiot.

      C'est égal, pas très crâne, l'ami Félicien. Un autre se serait monté, aurait vu rouge, parlé de tout tuer, ameuté les domestiques, la maison. Tout de même, je pouvais compter sur une affaire pour le lendemain; l'affaire de rigueur avec une cause puérile qui ne donnerait le change à personne, un duel sérieux pour un prétexte futile en apparence. Bien que dénuée de scandale, l'aventure devait aboutir. Félicien n'oserait point laisser les choses en l'état, empocher son camouflet, sous peine de passer à mes yeux pour le dernier des propres-à-peu.

      Je regagnai mon logis à pied, perdu dans un monde de réflexions déplaisantes. Au fond, j'aurais préféré que tout cela n'arrivât point.

      Se laisser prendre ainsi, était-ce assez bête?

      Quelle leçon pour l'avenir!

      C'était la première fois que j'avais cédé imprudemment. D'ordinaire, je me tenais sur mes gardes, malgré les provocations d'Henriette, toujours audacieuse jusqu'à la folie. Les femmes sont toutes la même, jamais la peur ne leur est un frein. Henriette montrait souvent des témérités effrayantes, me serrant la main sous la table, cherchant rapidement mes lèvres entre deux portes, à un pas du salon rempli de visiteurs. Sur mes observations, elle se scandalisait de la poltronnerie des hommes et protestait de la bravoure des femmes. Aucun moyen de lui faire entendre raison. Je cédais toujours, finalement, brusquement poussé hors de ma prudence par un amour-propre à mes yeux chevaleresque.

      Maudit point d'honneur qui m'avait fait faiblir encore ce soir-là! Henriette, dont je croyais connaître toutes les ressources de coquetterie, m'avait surpris par des séductions inattendues. Dans quel but et à quel propos? Elle avait passé deux heures chez moi et je pensais bien que nous n'aurions plus rien à nous dire. En exhortant Félicien à se rendre au bal de l'Elysée, j'étais de bonne foi; je lui donnais bien innocemment, dans une intention parfaitement désintéressée, un excellent conseil. Je n'avais pas la moindre arrière-pensée—parole d'honneur! A quel pernicieux et funeste désir avait donc cédé Henriette? Je ne saurais le dire en toute certitude, mais je crois comprendre qu'elle fut impatiente de tromper effectivement un grand-officier de la Légion d'honneur. Cette explication semblera absurde, saugrenue à beaucoup d'hommes pratiques; ce m'est une raison de plus de l'admettre comme unique et véritable.

      Pauvre Félicien! J'aurais donné gros pour que cette aventure accablât plutôt un autre de mes amis, un de ceux que je rencontrais avec indifférence et par échappées. Outre que je prenais une large part à son chagrin, je ne perdais pas de vue que cet incident—fâcheux à tous égards—allait bouleverser complètement mon existence.

      Où irais-je maintenant le soir fumer ma pipe et boire une tasse de thé?

      Comme j'avais dépassé le boulevard extérieur et que je me trouvais entre l'hôtel du peintre Edouard Détaille et celui de Mlle Louise Valtesse, il me vint une idée plus sombre.

      Certes, je pouvais compter sur un duel avec Félicien, mais, en y réfléchissant bien, un autre danger me menaçait contre lequel je devais rester complètement désarmé. Henriette viendrait peut-être me trouver, chassée, honteuse, sans trousseau, sans un sou, et me proposerait de prendre la fuite avec elle, de partir pour l'Italie, pour l'Égypte ou pour l'Amérique, pour un pays quelconque entrevu parmi ses rêveries bourgeoises. Que faire en ce cas? Répondre par un refus serait indigne d'un galant homme. Obtempérer devenait toute une affaire, un exil, un déménagement. Et je calculais par la pensée les tracas, les fatigues, les dépenses d'une vie, errante d'abord, compliquée à tout moment par la crainte d'une rencontre, par le besoin de se cacher, d'aller de ville en ville, d'hôtel en hôtel, pour nous abattre enfin dans une petite commune perdue, un trou, à l'abri des excursions des touristes et assez éloignée d'une ligne de chemin de fer!…

      J'avais cependant organisé sagement ma vie, écarté les amitiés inutiles, les maîtresses encombrantes, les occupations graves. La belle avance! si, proche la quarantaine, je devais me trouver arraché à mes habitudes et me voir une femme sur les bras!

      Un crampon! Ni plus ni moins. L'expression est vive, mais je n'en sais point qui rende mieux la chose.

      A peine cette pensée eut-elle pris place en ma cervelle qu'elle en chassa impitoyablement toutes les autres. La question Henriette qui, dans le début de la crise, m'apparaissait comme une quantité négligeable, devint la question importante, la question capitale. Le reste, Félicien, la scène du soir, ma vie troublée, l'obligation de chercher un autre ménage pour ma tasse de thé le soir, mon duel certain, les conséquences mêmes de ce duel, tout cela me parut secondaire. La femme me faisait peur beaucoup plus que le mari, et j'aurais voulu pouvoir quitter Paris en toute hâte, par le premier train du matin, pour échapper—même à l'aide d'un moyen douteux—à la visite émouvante qu'Henriette me préparait sans doute pour le coup de neuf heures. Mais il n'y avait rien à y faire. Je me résignai. Du reste—soit dit sans vanité—je n'ai jamais décliné aucune responsabilité. Le vin étant tiré, il fallait le boire. Tant pis pour moi.

      Très préoccupé, je tardai à m'endormir. Il était près de trois heures du matin quand je me sentis gagner par le sommeil.

      Mon valet de chambre vint me réveiller à dix heures, selon l'habitude. Au réveil, mon appréciation des faits de la veille, restait la même quant au fond. Dans la forme, je la trouvai plus froide et plus raisonnable. Peut-être que Félicien avait réfléchi de son côté et qu'il ne m'enverrait pas de témoins, par crainte du scandale et de la malignité du monde. Après tout, il ne pouvait agir comme le premier mari venu, ayant une situation à garder. Il tiendrait sans doute à ne pas ébruiter son sinistre. Enfin, c'était à voir.

      Quant à Henriette, elle aurait peut-être l'idée de se retirer dans sa famille. Aux heures d'affliction, quel plus sûr refuge que le sein d'une mère? Quel milieu plus favorable au repentir que le foyer paternel? Au besoin d'ailleurs—et si elle ne comprenait pas d'elle-même la nécessité d'agir ainsi—mon devoir d'honnête homme m'imposerait de l'éclairer, de lui indiquer la voie à suivre. Convenait-il que je profitasse de son égarement pour la perdre à mon profit? Pouvais-je abuser des circonstances pour accepter le sacrifice de sa réputation, de sa vie tout entière?

      Non, je ne le pouvais pas. Non, je ne le devais pas. C'est affaire aux esprits timorés, aux consciences molles, de céder à la première approche de l'entraînement, de s'abandonner aux tentations. Les caractères sérieux résistent d'abord, reprennent possession de leurs ressources individuelles, puis mesurent, calculent, pèsent le pour et le contre, examinent le bon et le mauvais côté des choses. Si Henriette s'abandonnait, je la retiendrais au bord du précipice et je lui en montrerais la profondeur. Il ne faudrait pas de longs raisonnements pour lui faire entendre qu'à tout bien considérer notre aventure était banale, ordinaire, et ne justifierait aucunement des mesures extrêmes.

      Un ménage rompu, la grande nouveauté! Un foyer ruiné, était-ce bien original? Étions-nous les premiers dans cette situation? Non, certes non. Les femmes séparées ne se comptent plus et toutes ont retrouvé, après quelques semaines écoulées—le délai d'un deuil de cour—un centre de relations, des salons indulgents, des amis fidèles et même au respect d'assez bon aloi. Quant aux maris éprouvés, depuis longtemps on n'en tient plus la statistique. Il faudrait pâlir sur les chiffres.

      Parbleu! rien n'était perdu si l'on prenait la chose au sérieux, si l'on se gardait des coups de tête. Bien décidément—le duel avec Félicien ayant lieu ou non—Henriette


Скачать книгу