Le Roi des Étudiants. Vinceslas-Eugène Dick

Le Roi des Étudiants - Vinceslas-Eugène Dick


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      Il avait l'humeur joyeuse, la parole facile, colorée, doucement railleuse, mais toujours bienveillante. On l'aimait beaucoup, parmi les universitaires, tant à cause du cachet de sympathique distinction dont toute sa personne était empreinte, que par la bonté de son caractère et la solide intelligence qu'on lui savait.

      Il était de toutes les fêtes, de toutes les excursions, de tous les caucus. On se l'arrachait un peu, et c'était toujours une bonne fortune, pour des étudiants en goguette, que l'arrivée de ce bon Champfort.

      On conçoit donc la joie de nos quatre apôtres quand le jeune homme, se rendant aux arguments irrésistibles de son ami Després, s'assit autour de la table du festin bachique et fit mine d'en prendre sa bonne part.

      Une première rasade fut versée par Després.

      —Je bois à ton bonheur, Champfort, fit-il en élevant son verre.

      —Moi, à tes succès en médecine, dit Cardon.

      —Et moi, à l'heureuse issue de ton examen, final, continua Lafleur.

      —Moi, Champfort, je bois à tes amours! cria le Caboulot, de cette voix perçante qui dominait tous les bruits.

      A cette dernière santé, un nuage passa sur le front de Champfort. Le sourire disparut de ses lèvres, et ce fut d'un ton presque solennel qu'il répondit, en se levant:

      —Merci, Caboulot, merci, mes bons amis. Je prends actes de vos bienveillants souhaits. Devant entrer bientôt dans la rude vie professionnelle, j'ai besoin que la chaude amitié dont vous m'avez toujours entouré ne me fasse pas défaut. Et si quelque amertume, quelque déboire m'attend au début, j'aurai du moins, pour atténuer ma mélancolie, le souvenir de vos bons procédés à mon égard.

      Champfort se rassit et chacun but silencieusement son verre, comme si les paroles émues du jeune homme eussent voilé quelque inexorable chagrin. Tant il est vrai que chez ces généreuses natures d'étudiants, la sympathie ne se fait jamais attendre et jaillit toujours spontanément, au moindre appel.

      Mais cette éclipse de gaieté dura peu.

      Quand on est en chemin d'herboriser dans les vignes du Seigneur, on ne s'attarde pas à constater si quelque épine rencontrée par hasard pique peu ou prou; on ne s'amuse pas à relever les humbles violettes ou les pâles marguerites que le pied a foulées en passant.

      C'est du moins, ce que pensait Lafleur, car il entonna aussitôt d'une voix de stentor:

      C'est notre grand-père Noé,

      Patriarche digne,

      Que l'bon Dieu............

      —Va au diable avec ton grand-père Noé! interrompit avec humeur Després, dont le front s'était assombri.

      —Hum! je doute fort qu'il veuille m'y suivre; le digne homme est trop bien casé pour désirer un changement.

      —Alors, vas-y seul.

      —Nenni, mes fils; je suis trop poli pour ne pas vous attendre.

      Després se dérida un peu.

      —Au fait, tu as raison, Lafleur: vive la joie!

      —Et les pommes de terre, morguienne! Chaque chose en son temps. Quand nous serons bien gris, nous parlerons raison; nous ferons de la philosophie, de la psychologie, de la physiologie, de la phrénologie—tout ce que vous voudrez. En attendant! amusons-nous, et haut les verres!

      C'est notre grand-père Noé,

      Patriarche,............

      —Oui, oui, c'est cela, appuya Cardon. Il n'y a rien pour délier la langue et mettre de l'ordre dans les idées comme quelques bons verres de Molson. Je seconde la motion de Labrosse.

      —Adopté, carried! vociféra le petit Caboulot.

      La joie reparut triomphante autour de la table chargée de bouteilles, de verres, de pipes et de tabac. Pendant plus d'une heure, ce fut un déluge de rasades, de chansons, de bons mots à faire pâlir les orgies romaines. Lafleur chanta vingt fois son grand-père Noé; le Caboulot s'enroua pour quinze jours à gouailler chacun de ses amis; Cardon se grisa comme un Polonais, tout en encourageant les autres à boire sec, attendu que les provisions ne manquaient pas. Quant à Després, malgré qu'il eut avalé presque une bouteille à lui seul, il n'y paraissait guère. Seulement, il était devenu grave et rêveur, comme d'habitude; car c'était là le seul effet que les spiritueux semblassent produire sur cette organisation de fer.

      Mais, si grave et si rêveur qu'il fut, il le cédait pourtant sous ce rapport de beaucoup à Champfort. Jamais le jeune homme, d'ordinaire gai et assez solide buveur, ne s'était montré à ses amis enveloppé dans un semblable nuage de tristesse et de mélancolie.

      Tant qu'il avait été en pleine possession de son sang-froid, il s'était efforcé de se raidir contre le spleen qui l'envahissait. Aux saillies de Caboulot, aux jeux de mots barbares de Lafleur, aux épigrammes de Cardon, il avait ri... oui, mais d'un rire nerveux, forcé, qui faisait mal. Puis était venu cet état de demi-ivresse, où les idées se mettent franchement à galoper sur le chemin de la rêverie et où le coeur vient aux lèvres, prêt à s'ouvrir à tous les épanchements.

      C'est la phase la plus voluptueuse de l'état, alcoolique. Le cerveau jouit, alors d'une lucidité plus grande qu'à l'état normal, et les idées y dansent tout armées, prêtes à entrer en campagne au premier signal.

      Il était donc rendu à ce degré de l'échelle bachique, quand Després, qui l'observait entre deux bouffées de fumée, lui dit doucement:

      —Champfort!

      —Hein? fit le jeune homme, comme surpris de cette appellation inattendue.

      Puis, se soulevant à demi sur le canapé où il était presque couché;

      —Qu'y a-t-il, mon ami?

      —Il y a, mon cher, que tu n'es pas comme d'habitude et que tu nous caches quelque chose.

      —Mais non..., mais non, je ne vous cache rien... Que voulez-vous que je vous cache, mes bons amis?

      —Tu es triste comme une porte de prison, et c'est en vain que tu veux paraître gai; la gaieté ne te va plus, et cela depuis longtemps.

      —Quelle conclusion tirer de cela? On n'est pas toujours disposé à la joie. Chacun a ses heures de mélancolie, sans qu'il puisse s'en défendre et sans même qu'il en puisse expliquer la cause.

      —Champfort, ne joue pas au plus fin avec moi. Depuis plusieurs mois, je t'observe, et j'ai suivi pas à pas le travail lent, mais continu, mais implacable qui se fait chez toi. Le peu de gaieté, de bonne humeur et d'insouciance joyeuse qui te reste du Champfort d'autrefois n'est que du vernis, et, sous ce vernis, il y a, une grande douleur, une de ces douleurs incurables qui terrassent l'âme la plus fortement trempée.

      Le jeune étudiant baissa la tête et ne répondit pas. Mais sa main se porta instinctivement à son coeur, comme s'il eût craint d'y laisser voir la plaie qu'y devinait Després.

      Celui-ci se leva et, saisissant cette main indiscrète, il dit à Champfort d'une voix douce:

      —Mon pauvre ami, ta main t'a trahi; tu souffres réellement et je vais te dire qu'elle est ta maladie.

      —Tais-toi, Després, tais-toi! fit vivement Champfort, en relevant la tête et regardant l'étudiant avec des yeux presque hagards.

      Cardon, Lafleur et le Caboulot s'étaient imposé mutuellement silence, du moment que Després—leur chef à tous—avait engagé la conversation. Rapprochant leurs chaises, ils attendirent vivement intrigués.

      Després, les désignant:

      —Voyons, Champfort, doutes-tu de nous? Sommes-nous, oui ou non, tes meilleurs amis?

      —Certes, oui.


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