Le Roi des Étudiants. Vinceslas-Eugène Dick
de Champfort: c'est que son rival avait dû être pour beaucoup dans les malheurs de Després.
—Et, reprit-il, tu connais assez l'individu pour affirmer qu'il est indigne de ma cousine?
—Cet homme est un misérable, et Mlle Privat ne devrait pas même se laisser souiller par son regard de serpent.
—Très bien. Mais qui sera assez généreux pour désillusionner la pauvre enfant? qui sera assez persuasif pour ouvrir les yeux de sa mère et lui faire repousser un prétendant qu'elle regarde déjà comme son gendre?
—Ce sera moi, Champfort, moi qui, depuis des années, suis pas à pas les mouvements tortueux de ce traître; moi qui connais tous ses agissements honteux; moi, enfin, qui me venge du lâche séducteur de la seule femme que j'aie aimée!
—Enfin! s'écria Champfort, le voilà le secret de ta vie, n'est-il pas vrai?
—Oui, Paul, c'est vrai. Celui qui a détruit à jamais mes illusions de jeune homme et mes espérances de bonheur, est le même misérable qui cherche aujourd'hui à te ravir la jeune fille que tu aimes.
—Quelle coïncidence! Une sorte de fatalité place donc cet homme sur notre chemin?
—Oui, c'est une fatalité... mais une fatalité que j'appelle providence, moi. Cette providence qui m'a rendu témoin de toutes les trahisons de ce larron d'honneur, qui m'a constamment entraîné sur ses pas, le jette encore aujourd'hui en travers de ma route... Malheur à lui! La mesure est pleine; le dossier est complet; je vais frapper un grand coup et arrêter dans son vol ce vautour pillard.
—Que comptes-tu faire?
—Oh! fort peu de chose d'ici à la signature du contrat.
—Hélas! pauvre ami, c'est dans huit jours.
—Je le sais. Mais quand ce devrait être demain, j'aurais encore le temps nécessaire à mes petits préparatifs.
—Dieu veuille, mon cher Després, que tu réussisses à empêcher un mariage aussi malheureux! Mais...
—Mais quoi?
—En serais-je plus avancé, et Laure m'en aimera-t-elle davantage?
—Qui te prouve qu'elle ne t'aime pas déjà assez?
—Tout le prouve: sa manière d'agir avec moi, sa froideur hautaine, ses airs protecteurs, et jusqu'à cette réserve cérémonieuse qui a remplacé la douce intimité et les naïfs épanchements d'autrefois.
—Hum! il faut quelquefois prendre les femmes à rebours, et leurs grands airs dédaigneux masquent souvent un dépit qu'elles dissimulent avec peine.
—Je ne crois pas que ce soit le cas pour Laure; son coeur est trop haut placé pour recourir à ces petits moyens.
—Qu'en sais-tu? Personne ne comprend les femmes, et les amoureux moins que tous les autres. Ecoute-moi, Champfort: la femme est un être pétri de contradictions, qu'il ne faut croire qu'à la dernière extrémité. J'en sais quelque chose.
—Tu es sévère. Després, et tes malheurs passés te rendent injuste.
—Je ne crois pas. Il est possible, après tout, que Mlle Privat soit une exception à la règle générale. C'est ce que nous verrons. Quoi qu'il en soit, pour me former une opinion solide sur ton cas, fais-moi l'historique de tes relations avec ta cousine.
—A quoi bon?
—Il le faut.
—Allons, je me résigne et ne vous cacherai rien.
Les chaises se rapprochèrent, et Champfort commença:
—J'ai connu ma cousine, il y a environ six ans. J'avais alors seize ans et elle entrait dans sa quatorzième année. Mon père était mort depuis longtemps, et ma mère venait à son tour de payer son tribut à la nature. Resté orphelin et sans ressources, j'envisageais l'avenir avec frayeur, lorsqu'un jour, un étranger entra dans mon petit logement et m'annonça qu'il venait de la part de ma tante Privat, la soeur de ma mère, et qu'il avait instruction de m'emmener à la Nouvelle-Orléans. Il me donna une lettre de ma bonne tante et l'argent nécessaire pour régler toutes mes petites affaires.
«Rien ne me retenait plus à Québec. Aussi, mes préparatifs ne furent-ils pas longs, et quinze jours plus tard, j'étais à la Nouvelle-Orléans, ou plutôt, à quelques milles de là, dans une charmante habitation que possédait mon oncle sur sa plantation, près du lac Pontchartrain.
«Je passai là les deux belles années de ma jeunesse, vivant comme un frère avec les deux charmants enfants de mon oncle: Edmond et Laure.
Edmond avait à peu près mon âge, et Laure, deux années de moins.
«Que de gaies promenades nous avons faites ensemble dans les champs de canne à sucre ou sur les bords du lac! que de douces causeries nous avons échangées sous la large véranda de l'habitation!
«La guerre civile, qui se déchaînait alors avec fureur dans plusieurs États de l'Union, ne se traduisait encore en Louisiane que par des mouvements de troupes et une agitation formidable. Mais, tout en enflammant nos jeunes coeurs d'un noble amour pour la cause du Sud, elle ne troublait pas autrement notre paisible existence.
«Sur ces entrefaites, mon oncle, qui était colonel, partit avec son régiment pour rejoindre l'armée. Ce fut notre premier chagrin. Mais, comme il nous déclara qu'il pourrait venir de temps en temps à l'habitation, nous nous consolâmes assez vite de ce contretemps.
«Ainsi qu'il l'avait dit, mon oncle revint un mois après son départ. Il était accompagné d'un jeune homme du nom de Lapierre...
—Hein! Lapierre? interrompit le Caboulot.
—Oui, Lapierre. Ce nom est-il connu?
—Peut-être... Mais il y a tant de personnes qui s'appellent ainsi. Continue.
—Je disais donc que le colonel était accompagné d'un jeune homme du nom de Lapierre, qui se disait de Québec et dont ma tante avait, en effet, connu la famille, lorsqu'elle-même y demeurait. Mon oncle s'était pris d'une véritable amitié pour ce Lapierre, et il en avait fait son compagnon inséparable.
Comment cet étranger était-il parvenu à s'insinuer ainsi dans les bonnes grâces du colonel? quels services lui avait-il rendus?... je l'ignore encore.
—Moi, je le sais! interrompit Després. Lapierre courait alors d'une armée à l'autre pour spéculer sur les navires. Un jour, il guida le régiment du colonel Privat dans une marche nocturne qui amena la capture d'un convoi ennemi.
Telle est l'origine de sa faveur auprès de la famille Privat.
—D'où tiens-tu ce renseignement? demanda Champfort, surpris.
—De moi-même, mon cher. J'étais à cette époque dans le Kentucky, où, je servais comme volontaire dans l'armée qui faisait face au général Beauregard, dont faisait partie le régiment du colonel Privat.
—Ah! fit Champfort, voilà qui explique bien des choses!
—Continue, mon cher Paul, tu en apprendras encore.
L'étudiant reprit:
«Mon oncle et Lapierre passèrent une dizaine de jours à l'habitation, pendant lesquels ma tante et ma cousine se multiplièrent pour héberger dignement leur hôte. Laure, selon le désir de son père, s'était constituée le cicérone du jeune étranger et ne le quittait guère. Ils faisaient ensemble, en compagnie du colonel et de ma tante, de longues promenades à travers la plantation ou sur les bords du lac; et, de retour à l'habitation, c'était au piano ou sous la véranda que se continuait le tête-à-tête.
«Pendant tout le temps que dura le séjour de mon oncle, je pus à peine trouver l'occasion de parler à ma cousine. Elle semblait n'avoir d'yeux et d'oreilles que pour Lapierre, et paraissait même se croire obligée de ne plus