Voyages du capitaine Robert Lade en differentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique. Antoine François Prévost d'Exiles
de vérifier la réalité de notre trésor, mais de prendre adroitement les connoissances qui nous manquoient pour le succès de nos espérances, & de jetter les fondemens de l'entreprise qu'il méditoit à son retour. Nous trouvâmes dans la grande Habitation des Hollandois, qui est près du Fort, des gens d'autant plus entendus sur la matiére des Métaux, que cette partie de l'Afrique n'étant point sans Mines d'or & d'argent, ils s'exerçoient continuellement à cette recherche. Mais la crainte de nous trahir nous empêcha d'abord de nous ouvrir avec trop de confiance, sur-tout lorsque nous eûmes remarqué que les Hollandois faisoient eux-mêmes un profond mystere de leurs Mines.
Ils nous permirent néanmoins de visiter pour notre amusement tous les endroits qu'ils ont cultivés, & la seule précaution qu'ils prirent avec nous, fut de nous faire accompagner d'un Interpréte, qui étoit sans doute en même tems notre Espion. Peut-être que sous ombre de satisfaire notre curiosité, ils étoient ravis d'avoir l'occasion de faire connoître aux Anglois la force & la beauté de cette Colonie. Après nous avoir fait voir le Jardin de la Compagnie, qui est d'une beauté rare, & où l'on trouve avec toutes sortes de fruits délicieux, les arbres & les Plantes les plus rares de l'Europe; on nous fit traverser une grande montagne, sur laquelle nous prîmes plaisir à chasser de gros Singes qui y sont en abondance. Comme nous n'étions munis de rien pour nous faciliter cette chassee, & que l'occasion seule nous en avoit fait naître l'envie, tous nos efforts ne purent nous en faire prendre que deux dans le cours d'un après-midi. Nous étions quatre; le Capitaine & moi, avec notre Guide & l'Écrivain du Vaisseau. Je ne puis représenter toutes les souplesses des animaux que nous poursuivions, ni avec combien de légereté & d'impudence ils revenoient sur leurs pas, après avoir pris la fuite devant nous. Quelquefois ils se laissoient approcher à si peu de distance, que m'arrêtant vis-à-vis d'eux pour prendre mes mesures, je me croyois presque certain de les saisir; mais d'un seul saut ils s'élançoient à dix pas de moi, ou montant avec la même agilité sur un arbre, ils demeuroient ensuite tranquilles à nous regarder, comme s'ils eussent pris plaisir à se faire un spectacle de notre étonnement. Il y en avoit de si gros, que si notre Interpréte ne nous eut point assuré qu'ils n'étoient pas d'une férocité dangereuse, notre nombre ne nous auroit pas paru suffisant pour nous garantir de leurs insultes. Comme il nous auroit été inutile de les tuer, nous ne fîmes aucun usage de nos fusils. Mais le Capitaine s'étant avisé d'en coucher en jouë un fort gros qui étoit monté au sommet d'un arbre, après nous avoir long tems fatigués à le poursuivre, cette espece de menace dont il se souvenoit peut-être d'avoir vû quelquefois l'execution sur quelqu'un de ses semblables, lui causa tant de frayeur qu'il tomba presqu'immobile à nos pieds; & dans l'étourdissement de sa chûte nous n'eûmes aucune peine à le prendre: cependant lorsqu'il fut revenu à lui, nous eûmes besoin de toute notre adresse & de tous nos efforts pour le conserver, en lui liant étroitement les pattes. Il se défendoit encore par ses morsures, ce qui nous mit dans la nécessité de lui couvrir la tête, & de la serrer avec nos mouchoirs. Nous en prîmes un autre, que l'Écrivain renversa d'un coup de pierre, & qui en fut si blessé, qu'il mourut quelques jours après.
En descendant de l'autre côté de la montagne, nous fûmes surpris qu'au lieu du terrain sec & sablonneux que nous avions vû jusqu'alors, il ne se présenta qu'une perspective riante dans une Plaine à perte de vûë. C'étoient, en plusieurs endroits, des Habitations, qui ressembloient à nos Bourgs & à nos meilleurs Villages. La plûpart des maisons étoient bâties de briques, & ne le cédoient point pour la propreté & l'agrément, aux jolies maisons de Hollande. La Campagne étoit couverte de verdure. Notre Interpréte nous assura que la terre y étoit aussi bonne, que dans les cantons les plus fertiles de l'Europe, & qu'elle y produisoit toutes sortes de grains & de fruits. Mais cette belle Plaine, qui n'a pas moins de quinze lieuës d'étenduë, est infestée continuellement par un grand nombre de bêtes sauvages, qui descendent des montagnes arides dont elle est bordée. Quoique tous ces animaux n'en veuillent point à la vie des hommes, il s'y trouve des Lions, des Tigres, des Léopards, des Chiens sauvages, des Loups, & d'autres ennemis de la race humaine, à qui la faim fait quelquefois commettre des désordres fort sanglans. Les Laboureur ne conduisent point la charuë sans être armés, & l'entrée de toutes les Habitations est défenduë par des fossés & par des portes. On trouve d'ailleurs dans le Païs toutes sortes de gibiers, particulierement des cerfs, dont le nombre est prodigieux. Il y a quantité de chevaux sauvages, parmi lesquels il s'en trouve d'une beauté extraordinaire. Ils ont la peau diversifiée de rayes blanches & noires. Mais on parvient difficilement à les dompter. Les eaux des Sources & des Rivières étant excellentes & fort poissonneuses, il ne manque rien à ce beau canton pour la commodité & l'agrément de la vie.
L'amusement qui nous avoit arrêtés sur la Montagne ayant consumé une grande partie du jour, notre Interpréte nous fit craindre que si l'admiration nous retenoit plus long-tems à considerer la plaine, nous ne fussions exposés à la rencontre de ces terribles animaux dont il nous avoit peint la férocité. Nous pressâmes notre marche. Toutes les Habitations ayant beaucoup de ressemblances, il nous suffisoit d'en voir une pour prendre une idée de toutes les autres. Celle où nous arrivâmes se nomme Delpht, du nom apparemment d'une Ville de Hollande. On nous y reçut avec toutes sortes de caresses. Le Capitaine, qui savoit quelques mots de Hollandois, nous quitta pour se promener seul dans les ruës. Il revint une heure après, avec une femme Angloise qu'il avoit rencontrée, & qui marquoit une joie extrême de se trouver avec trois personnes de son Païs. Elle s'étoit mariée en Hollande à un Tailleur, qui n'ayant pû se procurer une vie commode dans sa Patrie, s'étoit déterminé à venir chercher une meilleure fortune au Cap. Elle n'étoit pas sans agrément, & le Capitaine qui conservoit son ancien goût pour le plaisir, lui ayant proposé en badinant de nous suivre, elle nous surprit par la facilité qu'elle eût à goûter cette offre. Nous profitâmes du moins d'une si favorable disposition pour nous faire expliquer mille choses que nous n'espérions point d'apprendre de notre Interpréte. Elle nous dit que les Hollandois n'avoient guéres d'autre commerce avec les Naturels du Païs, que celui de l'or & des dents d'élephans. S'ils ont des mines ausquelles ils fassent travailler eux-mêmes, le secret en est bien impénétrable, puisqu'après plusieurs années de séjour au Cap, elle ignoroit qu'ils y eussent cette sorte de richesse; mais elle nous assûra que dans divers tems de l'année, plusieurs nations Caffres leur apportoient de la poudre d'or & de petits lingots, tels que ceux dont nous avions rempli nos deux tonneaux. Ces Barbares, plus grossiers que tous les autres peuples de l'Afrique, comptent pour rien les petits miroirs, les étoffes, & toutes les denrées qui servent à apprivoiser les Sauvages. Ils ne cherchent dans leur trafic que de l'Eau-de-vie, qu'ils aiment avec une violente passion, des haches & d'autres instrumens fabriqués. La plûpart sont entierement nuds, & d'une noirceur surprenante. Ils ne se nourrissent que de chair cruë. On ne leur connoît ni Loix, ni Religion. Leurs habitations, qui consistent en Cabanes formées de branches d'arbres, sont répanduës dans les montagnes, & n'offrent qu'un amas dégoûtant de saletés qui infectent l'air. Ils sont riches en troupeaux de toute espéce. À peu de distance du lieu où nous étions, vers une pointe qu'on nomme le Cap des Eguilles, on compte plus de cent mille bêtes à cornes dans une Nation qui n'est pas composée de plus de deux mille Nègres, & qui n'occupe pas plus de dix lieuës dans tout son terroir. Toutes les entreprises qu'on a tentées pour les civiliser n'ont abouti qu'à faire prendre au plus grand nombre la résolution de se retirer plus loin dans les montagnes. Ils ont tant d'aversion pour l'ordre & pour la police, qu'il est rare qu'on en puisse accoutumer quelques-uns à rendre des services réguliers dans les Habitations des Hollandois. Cependant lorsqu'on parvient à les apprivoiser parfaitement, ils sont capables de travail & de fidélité.
Le commerce qu'ils exercent eux-mêmes, non-seulemeut des prisonniers qu'ils font à la guerre, mais de leurs propres enfans, & de tous ceux sur qui la force, ou des usages inconnus leur donnent quelque droit & quelque pouvoir, ne leur rapporte guéres que des liqueurs fortes & des ustenciles de peu de valeur. Mais les malheureux qui sont ainsi vendus pour l'esclavage n'acceptent jamais volontairement leur sort, & mettent tout en usage pour s'en garantir. Il est arrivé plus d'une fois qu'au jour marqué pour les échanges, la plûpart se donnoient la mort par différentes voies, ou qu'ils se précipitoient dans la Mer en mettant le pied dans le Vaisseau, & que les Marchands