Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne. Isabelle de Montolieu
responsabilité. Je ne donne du moins au public français que des ouvrages dont le succès est assuré, et que je m'efforce de les rendre aussi agréables qu'il m'est possible sous leur nouveau costume, éludant ainsi une espèce de voeu téméraire que je fis lorsque je vis le succès inattendu de Caroline. Je résolus en effet de m'en tenir là, et de ne pas risquer, par une seconde production, de détruire l'espèce de charme ou de prestige qui semblait attaché à la première. Il ne faut pas fatiguer le bonheur; il s'échappe si facilement! Celui qui a toujours accompagné Caroline depuis son apparition se serait peut-être évanoui sans retour si je lui avais donné bien des frères ou des soeurs; ils auraient déplu peut-être, parce qu'on ne plaît pas toujours, et la pauvre soeur aînée aurait été enveloppée dans la proscription. Un demi-succès m'aurait, je crois, stimulée à tâcher de faire mieux: celui-là m'a découragée, ou plutôt j'ai voulu en jouir sans craindre de le perdre. La nombreuse famille étrangère qui j'ai adoptée n'a pas nui à Caroline; elle est restée l'enfant gâtée du public, quoiqu'il y en ait qui valent bien mieux à mon gré. Les charmants Tableaux de Famille, Marie Menzikoff, Falkenberg et Agathoclès, auraient dû la faire oublier. Mais puisqu'on veut bien l'aimer encore, la voilà mieux soignée et plus digne des bontés qu'on a pour elle. Je n'y ai d'ailleurs rien changé, puisqu'elle a plu telle qu'elle est; mais j'ai corrigé avec grand soin les négligences de style et la musique des trois romances. Celle de la ronde villageoise de Justin n'avait pas paru; les deux autres airs sont assez bien adaptés aux paroles. Je n'aurais pu faire mieux, et je les ai seulement un peu rajeunis. J'en aurais sûrement trouvé de beaucoup plus jolis dans la foule de ceux qu'on a bien voulu composer sur mes paroles; mais un choix aurait été difficile et désobligeant: c'est le seul motif qui m'ait décidée à préférer ceux que j'ai faits moi-même sans être musicienne, et pour lesquels j'ai surtout à réclamer l'indulgence.
Isabelle de Montolieu.
AU PUBLIC.
J'aime les champs; c'est là, pendant l'été,
Près d'un ruisseau, dans un bois écarté,
Que je me livre aux rêves d'un coeur tendre.
L'hiver, rendue à la société,
Quelques amis se plaisent à m'entendre.
Dans les loisirs du champêtre séjour,
Quand j'essayai de peindre Caroline,
Quand j'embellis des roses de l'amour
L'hymen forcé de ma jeune héroïne;
Quand, sous les noms de Lindorf, de Walstein,
A l'amitié j'élevais un trophée,
Mon cher lecteur, je n'eus d'autre dessein
Que d'amuser, l'hiver, à la veillée,
Le cercle étroit des indulgents amis
Qui veulent bien, près d'un feu réunis,
Me consacrer leur oisive soirée.
Mais je n'eus point l'orgueilleuse pensée
Qu'au rang d'auteur tout à coup élevée,
J'occuperais les presses de Paris.
Qui m'aurait dit que ce modeste ouvrage,
Sans mon aveu, me vaudrait cet honneur,
Et du public obtiendrait le suffrage?
Le bon Gresset, dans un accès d'humeur,
Du nom d'auteur déplorant l'étalage,
Dit quelque part que c'est un grand malheur (1) [(1) Epître à sa Muse, tome I.];
Mais si ce nom vous faisait tant de peur,
Eh! mon ami, qui vous forçait d'écrire?
J'aime bien mieux ici, mon cher lecteur,
A mon destin tout bonnement souscrire;
Car, après tout, un auteur a beau dire,
On n'est plus dupe, et l'on sait aujourd'hui
Qu'au fond du coeur le plus sage désire
Que dans le monde on parle un peu de lui.
Mais, dira-t-on, la mode, le caprice,
Ont au public extorqué maint arrêt
Dont nos neveux un jour feront justice.
Je le veux bien; mais le dépit secret,
Mais l'amour-propre ont-ils moins d'intérêt
A l'accuser d'erreur ou de malice?
Moi, je te juge avec plus d'équité,
Mon cher public, et, tout bas, je suppose
En ma faveur que mon sexe t'impose,
Et me soustrait à ta sévérité.
Ton indulgence est-elle méritée?
Je n'en sais rien, mais je veux en jouir.
D'un peu d'encens on peut être flattée,
Et son parfum nous fait toujours plaisir.
Dans ses ennuis, qu'un auteur misanthrope,
Qui de son siècle essuya les dédains
Mette sa gloire au bout d'un télescope,
Dans les brouillards et les siècles lointains;
Ah! laissons-lui cette flatteuse idée!
Moi, sans viser à tant de renommée,
J'aime bien mieux des succès plus certains.
Oui, du public, si ma plume estimée
Avec éloge est quelquefois citée;
Si je puis plaire à mes contemporains;
De mes amis si je suis regrettée
Quand du Léthé j'aurai franchi le bord,
Postérité tant de fois réclamée,
Je te tiens quitte, et je bénis mon sort.
Isabelle de MONTOLIEU.
Caroline de Lichtfield (1) [(1) Le nom de Lichtfield est plutôt anglais qu'allemand: en effet, la famille du chambellan, père de Caroline, était originaire d'Angleterre, quoique naturalisée depuis longtemps à Berlin.], à peine âgée de quinze ans, revenait un soir d'une noce de village. Ses seize quartiers, le rang de son père, ministre et grand chambellan du roi de Prusse, une fortune immense, n'empêchaient point Caroline de regarder les villageois comme des hommes, d'égayer sa retraite en se mêlant à leurs jeux, de les animer par sa présence, de partager leurs innocents plaisirs.
Le coeur encore ému du bonheur des époux, de leur bruyante joie, des danses sous l'ormeau, de la collation champêtre, Caroline en arrivant se jette dans les bras de la chanoinesse de Rindaw, et lui dit avec feu: — O maman, maman! comme c'est joli une noce! pourquoi donc ne vous êtes-vous jamais mariée?
Cette question et le titre de celle à qui elle était adressée disent assez que ce nom si doux de mère était donné par l'amitié et non par la nature. Caroline de Lichtfield n'était pas même parente de la baronne de Rindaw; mais si l'attachement le plus tendre, si les soins les plus assidus peuvent quelquefois remplacer ceux d'une mère, jamais on n'eut plus le droit d'être appelée maman. Caroline avait perdu la sienne en naissant, elle ne lui devait que la vie: combien elle devait plus à la bonne chanoinesse!
Depuis l'instant où celle-ci avait pris cet enfant chez elle, occupée d'elle seule, n'existant que pour sa chère Caroline, elle s'était consacrée entièrement à son éducation; mais elle en était bien récompensée par les grâces, les vertus, l'amour de sa fille adoptive. Chaque jour augmentait leur amitié mutuelle. A mesure que la raison et la sensibilité de Caroline de développaient, elle sentait tout ce qu'elle