Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne. Isabelle de Montolieu
chanoinesse, cet héritage qu'elle destinait à son élève était le moindre de ses bienfaits. Caroline lui devait l'éducation la plus soignée et pour le coeur et pour l'esprit, une raison souvent au-dessus de son âge, une innocence rare, même à cet âge, accompagnée cependant des grâces et de l'usage du monde, qui, jadis à la cour, distinguaient madame de Rindaw, et qu'elle avait conservés dans sa retraite. Elle avait développé chez son élève des talents qui n'attendaient que l'occasion de se perfectionner: on ne s'apercevait enfin que Caroline était élevée à la campagne que par une simplicité, une naïveté, une aimable franchise, une ignorance du mal, une gaieté douce, continuelle, que l'on conserve rarement à la ville, même jusqu'à l'âge de quinze ans.
Mais comment cette chanoinesse, qui n'a lu que des romans, qui ne s'est occupée que de sa belle passion, a-t-elle été capable d'élever cette fille charmante? On aurait tort de juger madame de Rindaw uniquement par son histoire, qui prouve au moins l'extrême bonté de son coeur et la simplicité de son caractère. Confiante à l'excès, jugeant tout le monde d'après elle-même, ne sachant pas garder un secret au delà d'une demi-heure, ignorant l'art de flatter aux dépens de la vérité, jamais on ne fut moins faite pour vivre dans le grand monde, et surtout à la cour.
L'événement qui la força à la retrait fut plutôt un bonheur qu'une infortune pour elle. Son excessive imprudence, son indiscrétion, sa bonté même, lui auraient sans doute attiré de plus grands chagrins encore dans le séjour de l'intrigue et de la fausseté. Elle eut du moins le bon esprit de le sentir; et ce motif contribua bien autant que son dépit à lui faire refuser la main du chambellan après la mort de sa femme. Mais satisfaite par son offre, elle lui promit une éternelle amitié, s'attacha à son enfant comme la mère la plus tendre, et se mit réellement en état, par de bonnes lectures, des études suivies, de remplir la tâche qu'elle s'était imposée. Il ne lui resta de son genre de vie précédent qu'une tournure sentimentale, romanesque, et quelques légers ridicules bien rachetés par les vertus les plus réelles, l'âme la plus sensible, le coeur le plus excellent.
Allons avec elle recevoir la visite du grand chambellan. Il fit à sa fille les caresses les plus tendres, il la trouva charmante, remercia beaucoup son amie de l'avoir rendue telle, et finit par dire qu'il l'emmènerait le lendemain; qu'il venait la chercher par l'ordre du roi pour qu'elle assistât à de brillantes fêtes qu'on devait donner à la cour.
Le commencement de ce discours avait d'abord effrayé Caroline. Quitter sa bonne maman, son cher Rindaw, sa basse-cour, sa volière, ses bons amis du village…… Elle rougit, et baissa des yeux qui se remplissaient de larmes; mais la suite vint les tarir.
Quelle est la fille de quinze ans que le mot de fêtes brillantes n'ait pas émue et consolée? Elle releva ses yeux animés par le plaisir. — Ce sera donc bien beau, papa? Je danserai; j'irai à la comédie; je….. Ah! je reviendrai bientôt, dit-elle tout à coup, en changeant de ton et se précipitant dans les bras de son amie……. ou, je n'irai pas… oui, j'aime mieux n'y pas aller, si papa le permet.
Un regard jeté sur la chanoinesse, qui pâlissait à l'idée de se séparer de sa chère élève, causa cette transition si subite et si touchante.
Son père ne répondit rien; mais, se levant avec solennité, il pria madame de Rindaw de vouloir bien lui accorder une audience particulière dans son cabinet. Elle y consentit: il lui présenta respectueusement la main; tous deux sortirent, et laissèrent Caroline hésiter sur ce qu'elle voulait, désirant les fêtes, regrettant sa bonne maman, mais très-décidée à ne point la chagriner et à sacrifier ses plaisirs à l'amitié.
La conférence fut longue. Le chambellan et la chanoinesse ne rentrèrent qu'après une demi-heure. La baronne paraissait avoir pleuré; cependant elle sourit à Caroline, lui dit qu'elle consentait avec plaisir à son petit voyage a Berlin, qu'elle le désirait même: et si cela ne suffit pas, dit-elle, je l'ordonnerai.
Caroline, forte content d'accorder le plaisir et le devoir, promit d'obéir, et courut se préparer à partir le lendemain matin. La soirée était déjà avancée; elle revit peu son amie; mais si elle eût fait attention à ce qui lui échappait, ce peu de temps aurait suffi pour l'éclairer sur les motifs de ce voyage. Elle n'entendit rien, ne comprit rien.
Pendant tout le souper elle ne songe qu'aux belles fêtes, trouve le roi bien bon de penser à elle, promet à sa maman de revenir bientôt lui conter tout ce qu'elle aura vu, puis la quitte baignée de ses larmes et de celles qu'elle verse elle-même, et qui sont bientôt essuyées par l'espérance du plaisir et par celle du retour.
La première ne fut point trompée. Caroline, présentée au roi par son père, fut reçue, non comme une petite fille de quinze ans, mais avec les distinctions les plus flatteuses. Parée avec l'élégance le plus recherchée, invitée tous les jours à une fête nouvelle, Caroline ne pensait à Rindaw que pour écrire à sa bonne maman, avec qui elle entretenait une exacte correspondance.
Dans les premières lettres qu'elle reçue d'elle, Caroline crut entrevoir qu'il était question de la marier, et que c'était dans ce but qu'on l'avait amenée à Berlin; mais cette idée glissa sur son esprit sans y faire aucune impression, d'autant plus que rien ne vint la confirmer. Aucun homme ne lui faisait la cour; aucun n'était admis chez son père, et lui-même paraissait plus occupé de la garder avec soin que de penser encore à l'établir.
Deux mois s'écoulèrent ainsi. Ils avaient paru bien courts à Caroline; et lorsque son père lui dit un jour en finissant de déjeuner: Eh bien! ma fille, voici deux mois que vous êtes à la Cour; comment trouvez-vous ce séjour? Charmant! Répondit-elle bien vite. Mais quoi! déjà deux mois? je ne l'aurais pas cru. Ah! comme je me suis amusée pendant ce temps-là! — Votre réponse me plaît et m'inquiète, ma chère enfant. Je suis charmé d'apprendre que vous aimez le lieu où vous êtes appelée à vivre; mais je ne voudrais pas qu'une préférence secrète…… Mon enfant, dit-il en écartant la table à thé, et avançant son fauteuil plus près d'elle, ouvre ton coeur à ton père; ce coeur est-il aussi libre que lorsque tu quittas Rindaw, et depuis que tu es à la cour n'as-tu distingué personne?
Cette question, faite par un père, embarrasse toujours plus ou moins celle à qui elle s'adresse.
Cependant Caroline aurait pu répondre hardiment. Son jeune coeur, aussi pur, aussi tranquille que dans les jours sereins de son enfance, n'avait encore palpité que pour des plaisirs innocents comme elle.
A Rindaw, une fleur nouvellement éclose, un oiseau qui chantait mieux que les autres, la lecture d'un conte des fées, une noce champêtre et l'histoire de son amie, avaient eu seuls le droit de l'intéresser et de l'émouvoir. Depuis qu'elle habitait la cour, un bal, un concert, un spectacle, une mode nouvelle, les avaient remplacés; mais Caroline n'imaginait pas même encore qu'un homme pût influer sur le bonheur ou le malheur de sa vie. Dans des instants de loisir ou d'insomnie (et ils étaient rares), il lui était arrivé de penser pendant deux minutes à l'histoire de sa bonne maman, à cette passion si tendre et si mal récompensée. Maman était bien bonne, disait-elle alors, de s'affliger ainsi; ne croirait-on pas qu'il n'y avait que mon père au monde? Il fallait l'oublier bien vite, et danser pour se distraire. Caroline n'imaginait aucun chagrin dont une valse ou une contre-danse ne dût la consoler; et les meilleurs, les plus infatigables danseurs étaient sans contredit ceux qu'elle préférait. Mais, le bal fini, Caroline dormait douze heures de suite, se réveillait en chantant, et se préparait à une nouvelle fête sans songer au danseur de la veille. La question de son père la surprit donc plutôt qu'elle ne l'embarrassa.
Caroline garda quelques minutes le silence; puis elle dit avec
un sourire ingénu: Je ne vous comprends pas bien, mon père.
Distinguer quelqu'un….., je n'entends pas ce mot…..
Serait-ce aimer, par hasard?
— Distinguer, c'est-à-dire préférer…., aimer, si tu le veux, désirer d'unir son sort à l'objet de cette préférence.
— Ah! j'y suis, dit-elle étourdiment….. C'est ce que ma bonne maman de Rindaw sentait pour vous autrefois. Ah! vraiment non, papa, je