Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne. Isabelle de Montolieu

Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne - Isabelle de Montolieu


Скачать книгу
que son père la suit, qu'il emploie toute l'éloquence paternelle pour la calmer et la ramener, esquissons le portrait du comte, et justifions l'effroi qu'il inspire à l'innocente et jeune Caroline.

      Le comte de Walstein n'avait en effet guère plus de trente ans; mais une énorme cicatrice qui lui couvrit toute une joue, sa maigreur excessive, son teint jaune et plombé, sa taille voûtée, une perruque au lieu de cheveux, lui donnaient l'air d'en avoir au moins cinquante. Son grand oeil noir était assez beau; mais, hélas! il n'en avait qu'un: l'autre, caché sous un large ruban noir, était sans doute perdu par le coup de feu qu'il avait reçu. Il était né pour être grand et bien taillé; mais son attitude courbée lui ôtait cet avantage. Il avait le jambe belle; mais cet homme, qui devait danser du matin jusqu'au soir et courir après des papillons, marchait avec peine en boitant excessivement.

      Tel était l'extérieur du comte: on verra dans la suite si le moral y répondait. En voilà bien assez sans doute pour excuser le premier mouvement de notre pauvre fugitive. Peut-être si elle se fût donné le temps de l'examiner, aurait-elle trouvé sous cette figure un air de noblesse et de bonté qui la caractérisait; mais elle n'avait vu que la cicatrice, que l'oeil qui lui manquait, que son dos voûté, sa perruque et sa jambe traînante.

      La première impression était reçue; et la triste Caroline, presque évanouie dans son appartement, entendait à peine les sollicitations de son père pour l'engager à revenir. Elle n'y répondait que par des torrents de larmes; enfin elle se trouva si mal, qu'il fallut la délacer. Son père, voyant qu'il était impossible de la ramener, la quitta pour retourner auprès du comte; il réfléchit même qu'il valait mieux rentrer seul, et qu'un mal subit survenu à sa fille lui servirait d'excuse.

      Il trouva son gendre futur très-inquiet de la réception qu'on lui avait faite, et n'en soupçonnant que trop le motif; mais le grand chambellan avait une éloquence si persuasive quand il voulait parvenir à ses fins, et l'employa avec tant de succès dans cette occasion, que le comte fut convaincu qu'une douleur de tête violente, suite de l'émotion de la journée, avait seule occasionné le cri et la fuite de Caroline. Peut-être aussi feignait-il de le croire; on ne sait trop sur quoi compter avec les courtisans; ils savent dérouter l'historien le plus exact. Quoi qu'il en soit, il se sépara du chambellan avec l'espoir de retrouver le lendemain mademoiselle de Lichtfield mieux disposée, et sortit très-affligé dans le fond de ce qui venait de se passer.

      Il ne pouvait être amoureux de Caroline, qu'à peine il avait entrevue; mais ce mariage lui convenait à tant d'égards, qu'il y avait attaché l'idée du bonheur de sa vie; ensuite le roi le voulait, raison qui devait être aussi décisive pour son favori que pour son chambellan; elle était si forte pour celui-ci, qu'il n'avait pas même imaginé qu'on pût lui résister.

      Il aurait mieux fait sans doute de prévenir sa fille sur la figure du comte. Il le sentit trop tard, et s'en repentit mortellement; mais il avait cru qu'il valait mieux d'abord extorquer sa promesse; que Caroline, intimidée, n'oserait y manquer; et il n'avait point prévu l'effet de son saisissement, rendu plus profond par l'idée qu'elle s'était formée du comte.

      Dès qu'il fut libre, il revint auprès d'elle, et la trouva dans le même état où il l'avait laissée; elle eut cependant la force de se jeter à ses pieds, et de le conjurer de ne pas sacrifier sa fille. Il vit qu'elle était trop émue dans ce moment pour qu'il pût raisonner avec elle. Il fut touché lui-même de l'excès de sa douleur; et, la relevant avec tendresse, il lui dit de se calmer; qu'il lui parlerait le lendemain matin; qu'il ne voulait que son bonheur. Il la quitta en l'exhortant à prendre quelque repos.

      Le malheureux qui se noie s'accroche à un brin de paille. Caroline saisit avec ardeur cette lueur d'espérance, et fut presque consolée. Mon père est bon, pensa-t-elle; il m'aime; il ne veut, dit-il, que mon bonheur. Ah! s'il veut le bonheur de Caroline, il ne l'unira pas à son monstre qui a une bosse, une perruque, et n'a qu'un oeil et qu'une jambe.

      Elle était dans l'âge où l'on porte à l'extrême la douleur et la joie. D'abord elle s'était crue perdue sans ressource: à présent elle se croit pour jamais délivrée du comte, et reprend à peu près sa gaieté du matin; mais encore abattue, elle se couche, et s'endort en pensant au singulier goût des rois dans le choix de leurs favoris, protestant bien que, si elle était reine, le comte de Walstein ne serait pas le sien.

      Son sommeil fut aussi doux, son réveil aussi tranquille que si rien ne l'avait agitée. A peine lui restait-il encore, le lendemain, cette légère impression d'effroi que laisse un songe fâcheux, et lorsque son père entra chez elle, il retrouva le même sourire, les mêmes grâces enfantines avec lesquels il était reçu tous les matins. Plus caressante, plus empressée même qu'à l'ordinaire, elle semblait le remercier à chaque instant de sa condescendance dont elle ne doutait pas; et, sans oser rien dire qui eût trait à ce qui s'était passé la veille, tout en elle exprimait la reconnaissance, la joie. Elle se livrait d'autant plus à l'espoir, que son père, au lieu de lui faire des reproches, l'accablait d'amitiés.

      Aimable enfant! jouis de ta douce illusion; tu n'as vécu que deux mois à la cour; tu ne sais pas encore que l'âme d'un courtisan est fermée à tous les sentiments de la nature. Tu crois avoir un père, un tendre père; et tu vas bientôt apprendre combien ce titre lui est moins cher, moins précieux que ceux de ministre et de grand chambellan.

      Cependant le baron chérissait sa fille. Après ses emplois, sa fortune, elle était certainement ce qu'il aimait le plus au monde; mais ces deux objets passaient avant tout. D'ailleurs il croyait de bonne foi assurer le parfait bonheur de Caroline par un mariage aussi brillant, fait sous les auspices du roi et par son ordre. Très-décidé à le terminer de gré ou de force, il voulut d'abord essayer d'y parvenir par la douceur. Il prit les deux mains de sa fille dans les siennes, et, les serrant tendrement: Caroline, lui dit-il, aimes-tu ton père? — Oh! si je l'aime! répondit-elle en embrassant ses genoux, qu'il me permette de passer ma vie auprès de lui, il verra jusqu'où peuvent aller l'amour, le respect de sa reconnaissante fille. — Je n'en doute pas, mais j'exige une autre preuve. — Tout, tout ce que vous voudrez, mon père, excepté… Elle allait dire d'épouser le comte; mais le baron, reprenant un instant la sévérité paternelle, lui ferma la bouche avec la main… Point d'exception, Caroline; la première preuve d'amour que je vous demande, c'est de m'écouter en silence.

      Que feriez-vous, ma fille, si la vie de votre père était entre vos mains? — Votre vie? Je la sauverais aux dépens de la mienne; en pouvez-vous douter?…. Mais comment…., pourquoi… — Je n'en attendais pas moins de vous, ma chère enfant; vous venez de décider de votre sort et du mien. Oui, mon existence, ma vie dépendent de vous seule. N'espérez pas que je survive un jour à ma disgrâce; elle est assurée si votre union avec le comte de Walstein n'a pas lieu. Hier, en vous quittant, effrayé de votre répugnance pour ce mariage, j'allai me jeter aux pieds du roi; j'osai le conjurer de nous rendre notre promesse et notre liberté. — Caroline est un enfant, dit-il en fronçant le sourcil, qui ne sait ce qui lui convient, et dont on doit faire ce qu'on veut. Cependant vous êtes bien le maître de disposer d'elle à votre gré; mais si elle persiste dans son refus, nous pouvez la reconduire dans sa retraite et y rester avec elle: un père aussi faible ne peut être un bon ministre…. Il me tourna le dos, et ne m'a pas dit un mot de la soirée. Jugez de mon état! je n'ai que trop vu que l'on soupçonnait ma disgrâce prochaine, qu'on disposait déjà de mes emplois. O ma fille, ma fille! seras-tu donc la cause de malheur, que dis-je du malheur? de la mort certaine de celui qui t'a donné le jour?

      La sensible et tremblante Caroline, plus effrayée cent fois de cette idée qu'elle ne l'avait été de l'aspect du comte, se précipita en frémissant dans les bras de son père: Oh! j'obéirai, j'obéirai, répétait-elle en sanglotant; j'épouserai le comte à l'instant même, s'il le faut. Causer votre mort! moi, grand Dieu! O mon père! courez vite; allez dire au roi que je ferai tout ce qu'il voudra, pour qu'il vous rende son amitié. Je vous promets, je vous jure d'être au comte, mais promettez-moi donc que vous ne mourrez pas.

      Cette idée de mort l'avait tellement frappée, qu'elle craignait qu'un instant de retard ne coûtât la vie à son père. Elle aurait voulu aller dire elle-même au comte qu'elle était


Скачать книгу