Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne. Isabelle de Montolieu

Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne - Isabelle de Montolieu


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si elle devait se réjouir ou s'affliger.

      Certainement tout allait comme elle l'avait voulu, comme elle l'avait demandé; mais peut-être, sans trop se l'avouer à elle-même, avait-elle compté sur plus de résistance. Trop souvent la grande facilité d'obtenir ce qu'on désire en diminue bien le prix; d'ailleurs, sa petite vanité eût été du moins satisfaite si l'on eût eu beaucoup de peine à se séparer d'elle.

      Quoi! disait-elle avec un mouvement qui tenait presque du dépit, je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'on me laisse aller! mon père, le roi, le comte, sont à l'instant tous d'accord pour m'abandonner! Est-ce indifférence, colère, ou générosité?

      Elle regardait son petit billet déchiré; elle cherchait à se rappeler les expressions. Il lui paraissait qu'au moins, de la part du comte, c'était pure bonté. Elle s'attendrissait, et disait en soupirant: Quel dommage qu'il soit si laid!

      Son imagination, ses regrets s'arrêtèrent aussi sur son père, qu'elle quittait, qu'elle affligeait, puis sur les plaisirs qu'elle abandonnait, et sur les beaux titres qu'elle aurait pu porter. Madame le comtesse, madame l'ambassadrice, ne sera donc que la petite Caroline!

      Il y eut des moments où sa tête fut à moitié hors de la portière pour dire au cocher de retourner à Berlin; mais ils furent courts, et l'image du comte encore présente à ses yeux la faisait rentrer bien vite au fond de la voiture, en se félicitant d'avoir su l'éviter. Non, non, c'était impossible, disait-elle alors; jamais je n'aurais pu m'accoutumer à lui; il me faisait mourir de peur; et le voir toujours là, le jour, la nuit, continuellement? non, c'était impossible. Alors elle s'applaudissait de son courage, et d'avoir su concilier ses devoirs et son antipathie, sauver la vie de son père, et conserver sa liberté.

      Ces différentes idées l'occupèrent pendant les deux tiers de la route; mais plus elle se rapprochait de Rindaw, plus tout ce qui tenait aux regrets s'affaiblissait. Bientôt elle ne sentit que le plaisir de revoir sa bonne maman, cette amie si chérie qui lui avait tenu lieu de la mère la plus tendre, et qui semblait avoir transporté sur elle tous les tendres sentiments qu'elle avait eus pour son père. Lorsque celui-ci était venu prendre Caroline, et eut dit à la baronne que c'était pour la marier, son désespoir fut si grand, et l'effort qu'elle fit pour s'en séparer si violent, que sa santé en avait été altérée. Depuis, elle n'avait fait que languir. Gaieté, plaisir, bonheur, tout avait disparu de Rindaw avec Caroline. Les fermiers, les paysans, les domestiques, tout ce village, dont elle était l'âme et les délices, ne cessaient de parler d'elle, de la regretter, et de dire qu'ils avaient tout perdu.

      Qu'on se figure donc la joie de ces bonnes gens lorsqu'un soir, par un beau clair de lune, un équipage s'arrête devant le château. C'était une chose si rare à Rindaw, qu'ils accoururent tous. Quelle fut leur surprise lorsqu'ils en virent descendre Caroline, leur chère Caroline, avec ces grâces qui lui gagnaient tous les coeurs!

      — Mes bons amis, je reviens vivre avec vous, leur dit-elle, n'êtes-vous pas bien aises de me revoir?

      En un instant, elle fut entourée, pressée, et presque portée dans l'appartement de la chanoinesse, qui s'approchait attirée par le bruit qu'elle entendait, et qui faillit à mourir de saisissement quand elle vit sa Caroline, sa fille chérie, s'élancer à ses pieds, dans ses bras, et lui dire en pleurant de joie: Maman, ma bonne maman, c'est votre Caroline qui ne veut plus vous quitter; et des voix confuses répétaient autour d'elles: Elle ne veut plus nous quitter!

      La sensible chanoinesse, dont la santé était faible et les nerfs délicats, fut émue au point d'alarmer Caroline. Pendant quelques instants, elle put à peine respirer; mais comme les émotions de joie ne sont pas nuisibles, elle se remit bientôt, et put demander à son élève par quel enchantement elle la revoyait.

      Caroline, sans s'expliquer, lui donna la lettre du chambellan. Elle la lut, et voulut plus d'éclaircissements sur ce mariage différé au moment de se conclure.

      Par le dernier courrier, disait-elle, j'ai reçu une lettre de ton père, qui m'apprenait que le jour était fixé à….. à aujourd'hui, je crois. Revoyons….. oui, c'était bien aujourd'hui; et qui m'aurait dit que ce soir même…. — C'est l'aventure la plus singulière. — Et je les aime à la folie les aventures singulières; conte-moi tout bien en détail. S'il n'en faut pas parler, tu peux être assurée que je n'en dirai rien.

      Caroline savait positivement le contraire; elle eut cependant bien de la peine à cacher son secret à cette tendre amie, qui jusqu'alors avait partagé tous ses petits chagrins, tous ses petits plaisirs. C'était le premier mystère qu'elle lui faisait de sa vie. Il coûta beaucoup à son coeur; et sans la terrible condition qu'on y avait attachée, la bonne maman eût tout su. Pour approcher au moins de la vérité autant qu'il lui fut possible, elle avoua que les obstacles venaient d'elle seule; qu'elle n'avait jamais pu s'accoutumer à l'excessive laideur du comte. "On a bien voulu, ajouta-t-elle, m'accorder un peu de temps, mais je sens bien que je ne m'y ferai jamais."

      Alors, en forme d'excuse, elle fit à son amie le portrait du comte, et ne l'embellit pas. Celle-ci put à peine la laisser achever, tant elle était courroucée qu'on eût jamais eu l'idée d'unir sa Caroline à un tel monstre.

      "Il faut que le chambellan n'ait plus la tête à lui, répétait-elle; mais console-toi, mon enfant. J'ai, comme tu sais, quelque ascendant sur son esprit: ou je l'aurai perdu tout à fait, ou cet absurde mariage ne se fera de la vie, je te le promets. Compte sur moi; tu ne seras jamais comtesse de Walstein, ni la femme d'un borgne ou d'un boiteux. Nous te trouverons quelqu'un qui le vaudra bien, et qui aura de bons, de beaux yeux, et marchera droit. Le bel accouplement que ce comte et ma charmante Caroline! Je t'approuve fort d'avoir résisté. A ton âge, on voulut aussi me marier sans me consulter; mais je m'aperçus à temps que mon futur louchait horriblement, et je ne voulus plus en entendre parler. Il est vrai que j'aimais déjà ton père à la folie, et qu'il n'y a rien de tel que l'amour pour donner du courage. Mon grand système à moi, c'est qu'il faut s'aimer à la passion quand on s'unit; il n'y a que cela qui puisse faire supporter les peines du mariage. Les liens que forme une passion ardente sont les seuls qui soient heureux; aussi n'en ai-je point voulu contracter d'autres, ni entendre parler de mariage après celui de ton père, parce que mon coeur n'était plus susceptible que d'une tranquille amitié, qui ne suffit point au bonheur. L'amour, l'amour mutuel, voilà ce qu'il faut en ménage."

      Caroline, embarrassée de son secret, écoutait en silence, les yeux baissés, ce flux de paroles; et la chanoinesse, qui, depuis trois mois, n'avait pas eu l'occasion de parler à son aise, s'en dédommageait, et n'exigeait pas de réponse.

      Après une courte pause pour respirer, elle reprit d'un air fin: Mais à présent que j'y pense, mon enfant, ne serait-ce point l'amour qui t'aurait donné la force de résister? Prends-moi pour ta confidente; conviens que tu connais quelqu'un qui te plairait mieux que ce comte. — Oh! tous ceux que j'ai vus me plairaient plus que lui, dit ingénument Caroline. — Tous? c'est beaucoup! et tu n'as distingué personne en particulier? Tu n'as pas vu celui avec qui tu voudrais passer ta vie? Ton coeur n'est point occupé? — Non, maman, dit Caroline en soupirant, je n'ai d'amour pour personne, et personne n'en a pour moi. — Non! c'est bien singulier! Il faut donc qu'on ne voie plus à cour d'hommes comme ton père. Mais prends patience, mon enfant; cela viendra, il s'en trouvera; mais qu'on ne me parle plus de ce comte. Je te promets que tu ne l'épouseras de ta vie.

      La pauvre petite comtesse répondit encore par un profond soupir, embrassa sa bonne maman, lui dit que son amitié suffisait à son bonheur, et alla dans son ancien appartement se reposer d'une journée bien fatigante.

      Le lendemain, en se réveillant, elle ne savait trop où elle était, ni ce qu'elle était.

      Grand Dieu! dit-elle, en rassemblant ses idées, est-il bien vrai que je suis mariée? Engagée, enchaînée pour la vie, je ne jouirai donc plus que d'une ombre de liberté, qu'on peut m'enlever d'un instant à l'autre, et que je ne dois en ce moment qu'à la générosité de celui à qui j'appartiens! J'appartiens donc à quelqu'un; et j'ai perdu pour jamais le droit de disposer de moi-même?

      Malgré la légèreté


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