Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne. Isabelle de Montolieu

Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne - Isabelle de Montolieu


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sens fort bien tous les reproches que vous pouvez me faire. Cette lettre aurait dû vous parvenir plus tôt; mais en vous confiant ma résolution avant notre union, je risquais la vie de mon père: à présent je ne risque plus que la mienne. Il m'a juré qu'il n'aurait pas soutenu sa disgrâce; elle était sûre si je ne devenais pas votre épouse… Je vous appartiens; le roi doit être content. J'ose encore attendre de vous qu'il ne rendra pas mon père responsable de ma résolution, si elle lui déplaît. Ah! ce n'est pas au roi à se plaindre de son zèle, de son dévouement! Je ne m'en plaindrai pas non plus, si vous consentez à ce que je vous demande."

      Cette lettre, écrite et déchirée plus de trente fois pendant les huit jours précédents, avait été finie telle qu'on vient de la lire le matin même avant le départ.

      Si jamais un homme fut frappé d'étonnement, ce fut le comte de Walstein; il ne pouvait en croire ses yeux. Quoi! cette enfant si timide en apparence, et qui lui a paru si soumise, ose avoir une volonté, et l'annoncer avec cette fermeté, ce courage! Il relut ce billet une seconde fois, et la plus tendre pitié succéda bientôt à la surprise. Il vit alors qu'elle avait été sacrifiée au despotisme du roi, à l'ambition de son père, et il se reprocha mortellement d'en avoir été la cause et l'objet.

      Quoiqu'on se fasse toujours un peu d'illusion sur sa figure, et que le comte n'en fût peut-être pas plus exempt qu'un autre, il se rendait cependant assez de justice pour n'avoir jamais imaginé qu'on pût l'épouser par goût: mais du moins il avait cru, sur les assurances les plus positives du chambellan, sur la résignation apparente de Caroline, que c'était sans répugnance, et surtout sans contrainte.

      L'instant où il apprit qu'il s'était trompé, ou plutôt qu'on l'avait trompé, fut sans doute affreux pour lui; mais il ne balança pas une minute sur le parti qu'il avait à prendre; et voulant commencer par rassurer Caroline, il écrivit avec un crayon, dans l'enveloppe de son billet:

      "Intéressante et malheureuse victime de l'obéissance, vous allez être obéie à votre tour. Je cours obtenir du roi ce que vous me demandez, et réparer, autant qu'il est possible, une tyrannie dont je suis la cause sans en être complice. Si j'étais refusé, fiez-vous alors à moi seul du soin de vous rendre cette liberté qu'on vous a si cruellement ravie. Je sens tout le prix de votre confiance en moi, je saurai la mériter, Caroline, en vous sacrifiant tout mon bonheur: heureux encore si ce sacrifice me rend moins odieux à celle qui en est l'objet!"

      Il entr'ouvrit la porte du cabinet où Caroline s'était retirée, attendant la vie ou la mort. Il lui tendit son petit écrit, qu'elle reçut en tremblant, comme l'arrêt de son sort, et disparut à l'instant même.

      Elle le lut avec saisissement; et pendant un moment elle en fut si touchée, si reconnaissante, qu'elle aurait presque voulu rappeler le comte; mais, malheureusement pour lui, en jetant les yeux sur la croisée, elle le vit se promener dans les jardins avec le roi. La promenade et le grand jour ne lui étaient pas aussi favorables que la lecture de ses billets, les bonnes dispositions de Caroline s'évanouirent à l'instant. Elle sentit plus que jamais le vif désir de retourner dans sa retraite; pensant d'ailleurs qu'il était trop tard, qu'elle en avait trop fait pour ne pas achever, qu'elle passerait pour capricieuse, inconséquente. Tout en réfléchissant et regardant le comte, son petit billet, roulé dans ses doigts, s'effaçait avec l'impression qu'il avait produite.

      Pendant ce temps-là, son généreux époux usait de tout son ascendant sur l'esprit du roi pour l'engager à consentir aux volontés de Caroline. Il lui montra sa lettre: au lieu de l'irriter, le style et la fermeté de cette jeune femme intéressèrent le monarque.

      — Il y a de l'énergie dans ce caractère, dit-il en la finissant; et regardant le comte en la lui rendant, il ne put s'empêcher de convenir en lui-même que son favori n'était véritablement pas fait pour être celui d'une beauté de quinze ans.

      C'était s'en aviser un peu tard; mais ce moment fut si favorable à Caroline, qu'il ajouta tout de suite: Allons, mon ami, passons-lui cette fantaisie: c'est une enfant qu'il faut ménager, et que l'ennui nous ramènera bientôt. Sa fortune est à vous, c'est l'essentiel: on vit toujours assez avec sa femme.

      En conséquence de cet arrêt, le grand chambellan fut appelé. Le nouveau projet lui fut communiqué; on lui montra la lettre de sa fille, qui, ainsi que son départ pour Rindaw, excita sa colère. Retenu cependant par la présence de son maître, il renferma son dépit avec soin, et se contenta de hasarder quelques objections. Le roi, qui l'avait toujours vu de son avis, ne trouva pas bon qu'il voulût même essayer d'en avoir un autre; il lui témoigna son mécontentement: le chambellan, effrayé, et s'inclinant profondément, le supplia de lui pardonner, et de disposer de sa fille à son gré.

      Il fut donc décidé que, le soir même, Caroline retournerait à Rindaw auprès de sa bonne maman. On lui permit d'y rester autant qu'elle le voudrait, espérant bien qu'elle ne le voudrait pas longtemps.

      On ajouta même une condition qui semblait rendre impossible une bien longue retraite, c'était le secret le plus profond sur le mariage. Le roi ne dit point ses motifs pour l'exiger. On a présumé qu'il avait craint que cette histoire ne répandît une sorte de ridicule sur son favori, et peut-être sur son autorité.

      Quoi qu'il en soit, il prononça que, jusqu'au moment de la réunion des époux, Caroline portât le nom de Lichtfield, et qu'on laissât ignorer à tout le monde qu'elle fût comtesse de Walstein. Il déclara que du moment qu'il en transpirerait la moindre chose, Caroline rentrerait sous la puissance de son mari, et que l'indiscret perdrait sans retour sa confiance: il le dit en regardant le chambellan, qui se hâta de l'assurer qu'il observerait un profond silence.

      Le roi le recommanda lui-même à tous ceux qui avaient été témoins de cette union. Tous le promirent, et en effet n'en firent confidence, sous le sceau du secret, qu'à une trentaine d'amis. Avant le fin de la semaine personne n'en doutait à Berlin; et pendant huit jours au moins on ne s'abordait qu'en se disant à l'oreille ou derrière l'éventail: Savez-vous que le comte de Walstein a épousé la petite Lichtfield? Le roi y était; c'est toute une histoire. Je la sais de la première main; n'en parlez pas; ne me nommez pas surtout.

      Mais comme rien ne confirma ces bruits, qu'on ne revit point Caroline, que le comte retourna paisiblement à son ambassade, que le chambellan se taisait, et que bien d'autres secrets de cour succédèrent à celui-là, on finit par ne plus le croire, ou plutôt par n'y plus penser.

      Voilà donc ce jour de noces terminé bien différemment qu'on ne l'avait imaginé. Le baron fut chargé d'apprendre à sa fille qu'on lui laissait la liberté de se confiner à Rindaw. Il devait aussi la conduire; mais le comte, craignant qu'il ne se vengeât sur elle de la contrainte que le roi mettait à sa colère, voulut encore épargner à sa jeune épouse ce désagréable voyage. Il persuada facilement à son beau-père qu'il lui était essentiel de ne pas s'éloigner de la cour dans ce moment critique; et comme celui-ci n'avait nulle envie de partager la retraite de sa fille, il se contenta de la confier à des domestiques sûrs, et de la charger d'une lettre qu'il écrivit à la baronne de Rindaw.

      La réputation d'indiscrétion et d'imprudence de la bonne chanoinesse était si bien faite; elle était si bien connue, même à la cour, pour n'avoir jamais su garder un secret, qu'elle ne fut point exceptée de celui qu'on exigeait sur le mariage. On recommanda fortement au contraire au baron et à sa fille de le lui cacher avec soin.

      Caroline, qui redoutait les remontrances, les persécutions journalières, ne demandait pas mieux; et l'obéissant baron, toujours soumis aux volontés de son maître, écrivit par ordre à son amie: "Que le mariage projeté pour sa fille étant retardé de quelque temps, il la lui confiait de nouveau."

      Caroline, munie de cette lettre, prit congé de son père, en lui demandant à genoux son pardon et sa bénédiction. Le grand chambellan, satisfait de l'être toujours, lui accorda l'un et l'autre avec une tendresse encore un peu courroucée. Il la vit partir pour Rindaw, qui n'était qu'à sept ou huit lieues de là; et lui-même retourna bientôt à Berlin avec le roi et l'ambassadeur.

      Caroline fut d'abord un peu surprise de se trouver


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