Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne. Isabelle de Montolieu

Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne - Isabelle de Montolieu


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de lui, pour témoigner son indignation de ce mariage; mais, trop faible encore pour disputer, elle se contenta de répéter au chambellan que sa fille était un ange, qu'elle lui devait la vie, et qu'elle voulait la consacrer à son bonheur.

      Il repartit bientôt, en annonçant une seconde visite pour l'automne, époque du retour de son gendre, et disant à sa fille qu'il espérait la trouver alors tout à fait raisonnable.

      Dans tout autre moment, la visite de son père aurait vivement rappelé à Caroline ce qu'elle s'efforçait d'oublier; mais elle était alors trop occupée de son amie: elle avait été dernièrement trop agitée pour penser beaucoup à autre chose. Un danger présent efface ou du moins affaiblit la crainte d'un danger à venir, et Caroline se trouvait si heureuse d'avoir encore cette amie, qu'il lui semblait qu'elle n'avait plus de malheurs à redouter.

      Cependant au moment du départ de son père, cette visite, annoncée pour l'automne avec une sorte de solennité, lui causa un saisissement dont elle ne fut pas la maîtresse. Sans penser à l'émotion qu'elle allait causer à sa chère convalescente, elle courut se jeter dans ses bras, et lui baisant les mains, qu'elle mouillait de ses larmes, elle lui disait: Maman, bonne maman, à présent que vous m'êtes rendue, je voudrais ne plus vous quitter, passer avec vous ma vie entière!

      La baronne, attendrie à l'excès, lui rendit ses caresses, et lui promit que, s'il était possible, elles ne se sépareraient jamais. Cet instant passé, le calme se rétablit dans l'âme de Caroline: elle oublia bientôt cette visite d'automne; le terme était éloigné.

      Est-ce à seize ans qu'on s'effraye six mois à l'avance? D'ailleurs, elle avait bien autre chose à faire alors qu'à s'effrayer! Elle était dans l'enchantement, parcourait du matin au soir ses jardins, ses bosquets, et ne pouvait se lasser d'admirer les progrès qu'avait faits la nature pendant ce mois de retraite et de douleur, où elle n'avait vu que son amie souffrante.

      Jamais le retour du printemps ne lui avait fait une impression aussi vive, ou plutôt c'était la première fois de sa vie qu'elle remarquait, qu'elle sentait tout le charme de cette belle saison où l'on voit tout renaître, où l'on respire un air si pur, où chaque jour offre un spectacle nouveau et toujours plus intéressant.

      La nature était alors dans sa plus grand beauté, et dut paraître plus belle encore à Caroline. Quel contraste frappant, en effet, de cette chambre fermée avec soin, dont elle n'était point sortie, de ce lit de douleurs sans cesse inondé de ses larmes, des plaintes déchirantes de son amie, à tout ce qu'elle voyait autour d'elle! Les champs, les prairies étalaient au loin le vert naissant le plus agréable; la rose de mai commençait à s'épanouir; tous les arbres étaient en fleurs; le lilas, le chèvre-feuille, la violette embaumaient l'air; la jacinthe, la renoncule, l'anémone, la tulipe, émaillaient son parterre de leurs brillantes couleurs.

      Dès le point du jour, on entendait de tous côtés les chants variés de mille oiseaux différents; et le soir, après le coucher du soleil, le rossignol, la fauvette prolongeaient seuls leurs doux ramages, et, se répondant d'un arbre à l'autre, formaient les concerts les plus délicieux.

      Rien n'était perdu pour Caroline. Elle sentait tout; elle jouissait de tout avec délices, croyait habiter un monde enchanté; et son bonheur n'était plus troublé par aucune inquiétude. Cette saison charmante, qui ranime tous les êtres, influait aussi sur la santé de son amie. Elle se rétablissait à vue d'oeil: une grande faiblesse dans les jambes et une fluxion sur les yeux la retiennent encore dans son appartement; mais elle peut respirer sur son balcon l'air pur du printemps; elle peut voir sa Caroline courir dans ses jardins, cueillir des fleurs, rattacher celles qui tombent; elle entend sa douce voix se mêler aux chants des oiseaux, et jouit comme elle de ses innocents plaisirs.

      Une autre occupation intéressante vint ajouter encore au bonheur champêtre de la jeune comtesse. Elle eut l'idée d'élever un petit monument qui consacrât l'époque du rétablissement de son amie, et, voulant lui causer une surprise agréable, elle profita du temps que celle-ci était encore recluse dans sa chambre, pour le faire construire à son insu. Elle choisit pour cet effet un endroit écarté, tout à fait au bout du jardin, et qui le terminait de ce côté-là.

      C'était un bosquet irrégulier et assez touffu de hêtres, de coudriers, de lilas, d'acacias, coupé par des sentiers et des cabinets, et traversé par un petit ruisseau d'eau courante, qui venait des grands jets d'eau du parterre, et produisait là un effet charmant.

      La chanoinesse avait fait planter ce bosquet dans le temps de sa belle passion malheureuse. Le chiffre du perfide chambellan était tracé de sa main sur l'écorce des jeunes arbres; toujours elle avait conservé de la prédilection pour cet endroit, témoin de sa tendresse. Caroline l'aimait aussi, parce que l'ombre et la fraîcheur y attiraient les oiseaux; et, l'été précédent, elle y avait passé de délicieux moments avec sa bonne amie.

      Ce fut donc au fond de cet asile qu'elle voulut élever le monument de sa tendre amitié. Elle mit son père dans sa confidence: il s'y prêta volontiers, et lui envoya tous les ouvriers nécessaires à son projet. Une porte qui s'ouvrait précisément là sur la route lui donna la facilité de les faire entrer sans qu'ils fussent aperçus du château. Elle était trop aimée des gens de la maison pour craindre leur indiscrétion; et la chanoinesse, toujours dans son appartement, ne se douta de rien.

      Peut-être Caroline elle-même se serait-elle trahie; mais elle commençait à savoir garder un secret, et celui-là lui coûta moins que le précédent. Ni ses soins ni l'argent ne furent épargnés: elle y mettait un zèle, une activité qui en inspiraient à tous les ouvriers; elle leur donnait des idées; elle travaillait elle-même aux dessins, et toujours elle était le matin la première à l'ouvrage. Le tout fut exécuté avec une promptitude étonnante, et, dans moins d'un mois, absolument achevé.

      Dès que le pavillon fut prêt à recevoir son amie, elle la pressa de s'y rendre. "Maman, l'air de votre bosquet vous fera du bien; il est si joli cette année! —Je le crois, mon enfant; mais je ne puis aller jusque-là. — Maman, je vous y porterai plutôt." Enfin elle la pressa tant, que la chanoinesse, qui ne savait pas lui résister, céda, s'y fit transporter dans son fauteuil, et fut bien récompensée de sa complaisance lorsqu'elle vit ce nouveau témoignage de la tendresse de sa fille adoptive.

      C'était une espèce de petit temple ou pavillon octogone, de l'architecture la plus simple et la plus agréable, soutenu par huit colonnes de stuc blanc, qui formaient dans le bas un salon ouvert, pavé de marbre blanc et noir en mosaïque. Au milieu s'élevait un autel de marbre blanc, orné de festons de fleurs très-élégamment sculptés. Sur cet autel était le buste de la chanoinesse, modelé d'après un très-bon portrait que Caroline avait d'elle. Elle avait été belle dans sa jeunesse, et lorsque le chambellan l'aimait, il avait eu plus d'un rival. Elle disait souvent avec complaisance qu'on trouvait qu'elle ressemblait beaucoup aux statues de la belle Cléopâtre. Quoique les chagrins, les années eussent altéré sa fraîcheur et la ressemblance, ses traits étaient encore assez bien conservés pour faire un buste fort agréable.

      Caroline aurait bien désiré de graver quatre vers sur une des faces de l'autel, pour indiquer l'objet auquel il était consacré; mais elle ne voulait rien d'emprunt: il fallait donc qu'elle les fit elle-même; et comme on ne peut réunir tous les talents, elle n'avait pas encore celui de la poésie: elle essaya cependant. Lorsqu'on sent vivement, on croit qu'il n'y a rien de plus aisé que de s'exprimer. Les idées se présentaient en foule, mais quatre vers n'en rendaient pas la moitié; il fallait en sacrifier à la rime, à la mesure; enfin, après avoir bien écrit, effacé, déchiré, recommencé, elle parvint à faire des vers qui pouvaient être entendus une fois avec plaisir, mais non pas gravés sur le marbre. D'abord elle en fut enchantée: bientôt, elle frémit de l'idée qu'ils seraient toujours là, que tout le monde les lirait. Renonçant donc à la gloire d'être poëte, elle fit écrire tout simplement en lettres d'or, au-dessous du buste: "Tel jour, tel mois, telle année, elle fut rendue à la vie, et sa Caroline au bonheur."

      Un double escalier de marbre blanc conduisait dans le pavillon construit au-dessus des colonnes. C'était un second salon de la même forme que celui du bas, c'est-à-dire octogone, mais fermé,


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