Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne. Isabelle de Montolieu

Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne - Isabelle de Montolieu


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mon pavillon, me défendre de regarder ceux qui passent?" Elle en frémit, et se promit bien d'être discrète; mais de retour auprès de la baronne, elle ne put s'empêcher de lui faire mille questions sur le voisinage à deux lieues à la ronde.

      Comme madame de Rindaw ne voyait jamais aucun de ses voisins, Caroline ignorait qui ils étaient, et jusqu'alors ne s'en était pas embarrassée. Pour son amie, elle se piquait de connaître à fond leur familles, et tous leurs alentours. C'était la prendre par son faible, que de la questionner sur les affaires de ses voisins. La pauvre Caroline eut bien des histoires à entendre, et la seule qui l'intéressât n'arrivait point: il n'y avait rien qui eût le moindre rapport à son inconnu.

      Là, c'était un vieux baron retiré du service, et sa femme aussi vieille que lui, qui vivaient tête à tête dans leur château.

      Ici, un autre couple avec beaucoup d'enfants; mais ce n'étaient que des filles.

      Là, tout près de Rindaw, un ancien commandeur de l'ordre teutonique, très-infirme et très-avare, avec sa gouvernante. Un peu plus loin, une vieille douairière vit avec un fils unique de vingt-cinq ans.

      Ici, Caroline, qui bâillait, se réveille; elle écoute avec attention: mais ce fils est affreux et presque imbécille: il n'a d'autre vocation que de chasser et de boire; et malgré ses grands biens, il n'a trouvé personne qui voulût l'épouser. Ah! ce n'est pas là mon inconnu, pensa Caroline. Cependant la baronne allait son train, et racontait toujours; enfin, Caroline, excédée, n'apprenant que ce qu'elle ne se souciait point de savoir, et désirant d'être seule, prétexta un mal de tête, et se retira plus tôt qu'à ordinaire.

      "Il n'est donc point mon voisin de campagne, dit-elle en soupirant; il m'a donc trompée, et sans doute je ne le verrai plus. Allons, il faut l'oublier, n'y plus penser du tout." Mais, comme dit Montcrif, en songeant qu'il faut qu'on l'oublie on s'en souvient.

      Tout en se confirmant dans sa belle résolution, elle s'endormit en se rappelant chaque trait et chaque parole de celui qu'elle voulait oublier. Sans doute le projet de n'y plus penser fut la première idée qu'elle eut à son réveil. Elle se leva, bien décidée à ne point aller au pavillon de toute la matinée. L'habitude en était si forte, qu'elle eut de la peine à la surmonter; cependant elle en vint à bout. Elle s'occupa de son parterre, de sa volière, de sa broderie, se répétant toujours à chaque instant: Il n'y faut plus penser; et regardant souvent du côté du pavillon. "Oh! ce cher pavillon! disait-elle, je ne suis heureuse que là: je ne résisterai jamais à l'envie d'y aller; mais j'irai bien tard, bien tard, lorsque je serai bien sûre qu'on ne se promène plus."

      La journée lui avait paru si longue, que, vers les quatre ou cinq heures de l'après-midi, elle se persuada qu'il était bien tard; et elle allait s'acheminer du côté du pavillon, lorsqu'elle entendit, dans la cour même du château, le pas d'un cheval qu'elle commençait à connaître, et qui fit palpiter son coeur. Un instant après un laquais entre, annonce M. le baron de Lindorf. La chanoinesse s'étonne, se rappelle cependant d'avoir connu ce nom-là, ordonne qu'on fasse entrer; et bientôt le charmant inconnu du pavillon paraît avec toutes ses grâces.

      Oh! pauvre Caroline, comme elle est émue! comme elle se reproche mortellement de n'avoir pas parlé de lui à son amie! Combien elle allait avoir à rougir de sa dissimulation vis-à-vis du baron de Lindorf! Soit qu'il parle, soit qu'il se taise, elle redoute également son indiscrétion et son silence. Ce fut ce dernier parti que prit M. de Lindorf. Un regard jeté sur Caroline qui, tremblante, interdite, alternativement rouge et pâle, le saluait en baissant les yeux d'un air confus, le mit au fait à l'instant. Il lui rendit son salut comme s'il la voyait pour la première fois de sa vie; et s'adressant à madame de Rindaw, il se félicita d'avoir le bonheur d'être son voisin, en se reprochant d'avoir autant tardé à profiter de cet avantage.

      La chanoinesse, qui ne connaissait point ce charmant voisin, demanda des explications. Le vieux commandeur de l'ordre teutonique avait été malade aussi; mais, moins heureux qu'elle, il était mort depuis peu, et M. le baron de Lindorf, son neveu et son héritier, était venu prendre possession de la terre et du château de Risberg, qui touchaient à la baronnie de Rindaw. Il avait compté d'abord n'y rester que peu de temps; mais ce pays lui plaisait infiniment, et depuis deux jours il avait pris la résolution d'y passer au moins toute la belle saison. Alors son premier désir avait été de connaître ses aimables voisines, de leur présenter ses hommages, et de solliciter la permission de les renouveler quelquefois.

      Tout cela fut dit en regardant souvent Caroline, qui, les yeux attachés sur son métier, travaillait ou gâtait son ouvrage, et gardait le plus profond silence. Mais, grâce à la bonne chanoinesse, la conversation ne tarissait pas.

      Ce furent d'abord des détails sur sa propre maladie, ensuite des lamentations sur celle du commandeur et sur sa mort, qu'elle avait ignorée. "Tenez, hier au soir encore, je le nommai à Caroline, qui s'informait de mes voisins." Ici le baron ne put s'empêcher de sourire à demi, et Caroline fut près de s'évanouir de dépit et de honte; puis vinrent des félicitations sur l'héritage, qui devait être considérable; puis les questions sur le degré de parenté qu'il y avait entre le défunt et son héritier. "Attendez; je dois savoir cela à merveille. Vous êtes Lindorf, n'est-ce pas? Eh oui, sans doute; c'est du côté de madame votre mère? N'était-ce pas une baronne de Risberg, propre soeur de défunt, je crois? Je ne connais que cela; c'est-à-dire pas elle précisément, mais une de mesdames vos tantes a été élevée dans le même chapitre que moi. Elle me contait le mariage de sa soeur avec monsieur votre père, oui, le baron de Lindorf. Je m'en souviens comme d'hier. C'était une inclination mutuelle: il n'y avait rien de si touchant! Je lui faisais mes confidences aussi…. Il me semble qu'il n'y a que quatre jours; et voilà déjà un grand garçon…. L'aîné de la famille, je suppose?…. Est-elle nombreuse? Avez-vous encore monsieur votre père, madame votre mère? Ils s'adorent toujours, sans doute?… Il n'y a que cela pour être heureux…. Et votre tante, cette chère amie dont je vous parlais tout à l'heure, est-elle mariée? est-elle morte? Depuis bien des années j'ai perdu cela de vue."

      Toute ces questions se succédaient si rapidement, que le baron, surpris de cette volubilité, pouvait à peine placer de temps en temps un oui, un non. "J'étais fils unique; j'ai eu le malheur de les perdre, etc." Mais ses yeux fixés sur Caroline lui auraient dit bien des choses, si elle avait voulu les entendre.

      Elle n'avait pas encore levé les siens ni prononcé un seul mot, lorsque la chanoinesse, voulant lui faire honneur de l'idée de son pavillon, lui dit d'y mener M. le baron, et ne prévoyant pas la moindre difficulté, commença, sans attendre la réponse, à lui raconter à quelle occasion il avait été élevé, et l'autel, et le buste, et l'inscription, et les peintures; et la surprise, et tout ce qu'il savait aussi bien qu'elle, mais qu'il eut tout l'air d'apprendre.

      C'en était trop, beaucoup trop pour Caroline. Elle ne pouvait plus soutenir un état aussi pénible; et quand son amie, surprise de son peu d'empressement à se rendre au pavillon, lui en réitéra l'ordre, elle put à peine articuler qu'une migraine affreuse, inouïe, l'empêchait de faire un seul pas: et vraiment elle était si changée, sa voix même était si altérée, que la baronne n'eut pas de peine à la croire et s'en inquiéta beaucoup. "Bon Dieu! qu'est-ce donc que cela? lui dit-elle en lui touchant le font. Déjà hier au soir vous me frappâtes à votre rentrée; vous aviez l'air rêveur, occupé. Vous me quittâtes plus tôt qu'à l'ordinaire; et les jours précédents, vous fûtes d'une tristesse et d'une agitation singulières; vous aviez de la fièvre assurément: c'est ce pavillon qui vous tue…. Monsieur le baron, c'est une rage que ce pavillon, et surtout depuis quelques jours. On y court d'abord après la pluie; on brave le soleil et l'humidité: aussi voilà ce que c'est…."

      D'après tout ce qu'on lui disait, monsieur le baron pouvait, sans fatuité, se flatter d'y avoir aussi quelque légère part; mais souffrant véritablement pour Caroline, et voulant la tirer de peine, il abrégea sa visite, et prit congé de ces dames espérant, dit-il, que la migraine n'aurait pas de suite. Caroline ne répondit que par un salut; et la baronne répéta à M. de Lindorf qu'elle le priait de profiter beaucoup du voisinage et de venir souvent partager leur solitude… "Il n'y a qu'un


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