Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne. Isabelle de Montolieu

Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne - Isabelle de Montolieu


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de Lichtfield n'aura pas toujours la migraine; vous verrez un autre jour son pavillon. Elle dit qu'il est favorable à la musique. Vous êtes musicien, sans doute? vous en ferez ensemble."

      Ce dernier trait manquait à Caroline pour augmenter son embarras; rien ne lui fut épargné. Enfin le baron partit, et la chanoinesse se tut; mais Caroline ne fut pas beaucoup plus soulagée. Penchée sur son fauteuil, la tête cachée dans ses deux mains, elle retenait avec peine les larmes et les sanglots qui l'oppressaient. Son amie, attribuant tout à la violente migraine dont elle s'était plainte, l'engagea à se retirer, et Caroline profita bien vite de la permission. Son chagrin la suivit dans son appartement; mais du moins elle put s'abandonner à toute sa douleur, et répéter mille fois: Grand Dieu! que doit-il penser de moi? La chanoinesse, seule aussi de son côté, avait des idées moins tristes. Le beau, l'aimable Lindorf avait tout à fait gagné son coeur. C'était précisément l'époux qu'il fallait à sa chère Caroline. Quel bonheur de pouvoir la fixer auprès d'elle, au moins une partie de l'année, et par un établissement aussi brillant à tous égards! Lindorf réunissait tout, jeunesse, figure, esprit, naissance, fortune; car, sans parler de la sienne propre, dont il jouissait déjà, puisqu'il était fils unique et qu'il avait perdu ses parents, l'héritage de l'avare commandeur devait être immense.

      Déjà très-avancé au service, il paraît fait pour prétendre et parvenir à tout. Qu'on ajoute tant d'avantages à la fortune de Caroline, son bien, qu'elle lui destinait, et Caroline elle-même, qui n'étaient pas à dédaigner…; enfin ils paraissaient se convenir à merveille. Elle protesta que son élève serait baronne de Lindorf, ou qu'elle y perdrait ses peines; elle fixa même l'époque de son mariage à l'automne suivante, et à la visite promise par le chambellan.

      Jusqu'alors elle résolut de cacher avec soin, même à Caroline, son idée et ses projets. Sans doute il lui serait bien difficile de cacher quelque chose; mais sa passion pour tout ce qui tenait du romanesque, l'emportait encore sur son indiscrétion naturelle. Elle se fit un singulier plaisir de laisser agir la sympathie, d'en suivre pas à pas les progrès dans le coeur de ces jeunes gens, de voir chaque jour leur passion s'augmenter par la crainte et l'espérance, et de couronner enfin tous leurs voeux au moment où ils s'y attendraient le moins. Ce plaisir, délicieux pour elle, elle ne pouvait se l'assurer qu'en gardant le plus profond secret. L'union projetée avec le comte de Walstein ne l'inquiétait guère; il était impossible qu'elle ne fît pas entendre raison au chambellan. Il devait savoir par lui-même ce que c'est qu'une passion mutuelle. "Je n'aurai qu'à lui rappeler ce que nous avons éprouvé l'un pour l'autre, et il cédera d'autant plus, que mon héritage sera à cette condition. D'ailleurs il verra ce charmant Lindorf; et pourra-t-il balancer entre lui et un monstre? Laissons agir la sympathie, l'amour, la tendresse paternelle, et le bonheur de ma chère Caroline est assuré pour la vie."

      Pendant que la bonne chanoinesse arrangeait son petit roman, jouissant à l'avance des tendres scènes dont elle serait le témoin et du plaisir de faire deux heureux, Caroline continuait à se désespérer de l'idée que M. de Lindorf devait pris d'elle la plus mauvaise opinion possible. Elle repassait dans son esprit tout ce que la baronne lui avait dit très-innocemment, et n'y voyait que de nouveaux sujets de honte et de confusion. Oh! je veux partir d'ici, disait-elle, ne plus le revoir de ma vie. Mais cette fuite si soudaine sera presque un aveu de plus; et le laisser avec l'idée, la cruelle idée que je suis fausse, dissimulée, intrigante, ah! c'est impossible. Alors elle imaginait tous les moyens de se justifier dans son esprit, et n'en trouvait pas un qui ne la compromît mille fois davantage.

      Toute la nuit se passa dans ce trouble et dans cet embarras. Pour la première fois de sa vie, le sommeil n'approcha pas de ses paupières. Qu'elle lui parut longue et cruelle cette nuit! et combien son agitation augmenta le lendemain matin lorsqu'on lui remit un paquet à son adresse, que le coureur de M. de Lindorf venait d'apporter, et dont il attendait la réponse!

      Caroline, indignée, faillit le renvoyer à l'instant. Eh quoi! dit-elle, il ose déjà m'écrire! N'est-ce pas me dire à quel point il me méprise? Ah! l'opinion affreuse que je lui donnai hier de moi peut seule autoriser cette hardiesse; mais ne doit-elle pas l'excuser aussi, et ne suis-je pas la seule coupable? Avant cette malheureuse visite, comme il était honnête, respectueux! Ah! c'est moi seule qui me suis perdue.

      Mais que fera-t-elle de ce paquet? L'ouvrir, c'est impossible; le renvoyer, c'est bien dur; et d'ailleurs ce n'est pas le moyen de savoir ce qu'il pense. Elle le tenait, le retournait en tous sens, et le regardait comme si ses yeux avaient pu percer au travers de l'enveloppe. Enfin, frappée tout à coup comme d'un trait de lumière, elle prend le parti de courir à l'appartement de la bonne maman, d'ouvrir ses rideaux, de se précipiter à genoux à côté de son lit, et là de lui faire, en fondant en larmes, un aveu complet de tout ce qui s'était passé entre elle et M. de Lindorf. Rien ne fut oublié: et le second dessus, et le cheval emporté, et le mouchoir tombé, et la promenade au jardin; elle avoua tout, jusqu'aux motifs secrets de son silence, dont elle avait été si cruellement punie.

      "Jugez de tout ce que j'ai souffert pendant sa visite! disait-elle: grand Dieu! je crus en mourir. Et lui qui ne disait rien non plus, comme si nous avions été d'accord; et vous, maman, qui, sans le savoir, me perciez le coeur à chaque instant. Ah! pourrez-vous me pardonner? Accablez-moi de vos reproches, je les mérite tous; ils seront moins vifs que ceux que je me fais à moi-même."

      Hélas! la bonne chanoinesse, tout émue, tout attendrie de ses pleurs et de son récit, ne songeait à lui faire aucun reproche. Elle s'était occupée toute la nuit de son mariage, qui l'enchantait toujours de plus en plus. Sa seule crainte était que M. de Lindorf, depuis longtemps au service et très-répandu sans doute dans le grand monde, n'eût déjà d'autres engagements; mais la petite historie de Caroline, et la manière dont ils avaient fait connaissance, la rassurèrent parfaitement. Elle crut y voir une tournure romanesque, une sympathie secrète, qui lui donnèrent les plus grands espérances pour la réussite de ses projets. Elle releva donc Caroline en l'embrassant tendrement, et en lui disant qu'elle n'avait rien entendu d'aussi intéressant que tout ce qu'elle venait de lui raconter. "Seulement, si j'avais su cela…. Il est vrai que je n'aurais pas dit bien des choses: les hommes sont déjà si avantageux, si portés à croire qu'on les distingue!… Au reste, celui-ci me paraît bien différent des autres. Il a l'air si modeste, si honnête! — Ah! maman, dit Caroline en secouant la tête, je crois qu'ils se ressemblent tous. Celui-ci n'ose-t-il pas m'écrire ce matin! — T'écrire, mon enfant! Montre-moi donc vite: comment! et de quel style? — Hélas! je l'ignore, dit Caroline en tirant le paquet de sa poche: voilà la lettre; je ne l'ai pas ouverte. Tenez, maman; vous en ferez tout ce que vous voudrez." Et ce qu'elle voulut, ce fut de rompre le cachet avec un empressement plus vif que celui de Caroline, dont la crainte diminuait beaucoup la curiosité.

      On trouva d'abord, à l'ouverture du paquet, une carte simple et polie, par laquelle "M. le baron de Lindorf présentait ses hommages à ses voisines, s'informait de leur santé et de la migraine de mademoiselle de Lichtfield." Ce n'était là que le prétexte, et cette carte ne méritait assurément pas le grand cachet qu'on avait rompu. On passa donc bien vite à un papier plié en quatre qui se trouvait sous la carte. Caroline l'ouvrit en tremblant, le parcourut légèrement des yeux, et lut à son amie ce qui suit:

      Du château de Risberg, 9 juin 17…

      "Je vais, mademoiselle, mettre le comble à mes torts et à votre colère en osant vous écrire, je le sais; je vois déjà votre indignation; j'en sens déjà tout le poids, et cependant je persiste dans ma témérité. Si vous daignez seulement parcourir cette lettre, surmonter le premier mouvement qui vous portera sans doute à la déchirer, à la renvoyer sans la lire, vous comprendrez peut-être mes motifs, et vous conviendrez du moins que je ne pouvais m'adresser qu'à vous seule.

      Vous ne connaissez pas tous mes torts; non, mademoiselle, vous ne les connaissez pas, et cependant vous me traitez avec autant de sévérité que si vous saviez combien je suis coupable. Je vais donc vous l'avouer, puisque je ne gagne rien à votre ignorance: ma franchise m'obtiendra peut-être un généreux pardon.

      Je passai hier quatre fois dans la matinée, à différentes heures, sous votre pavillon, avec l'espoir de vous y trouver et de vous demander


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