L'affaire Sougraine. Pamphile Lemay

L'affaire Sougraine - Pamphile Lemay


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éveiller le coeur le plus endormi. Tiens! moi... Mais je ne suis pas venu pour soutenir une thèse, comme un docteur, ou m'épancher comme un amoureux. J'ai besoin de quelques dollars, une centaine tout au plus, pour terminer les apprêts de ma fête. Elle va être éblouissante, ma fête. Il faut qu'on en parle longtemps. Plusieurs journalistes y sont conviés. Les principaux. Les journalistes, voilà des gens qui ont du flair. Il y en a qui sont de force à faire lever la perdrix où il n'y a que des merles, et à mettre en fuite, par leurs aboiements, le gibier du carnier.

      Le notaire ne l'écoutait plus, il calculait.

      --Cent piastres pour terminer, diable! le commencement a dû être joli. Et si tu allais manquer ta section? Si ces messieurs avaient la digestion pénible et l'estomac ingrat?

      --J'ai une autre corde à mon arc, une bonne, celle-là.

      --Montre vite cette corde suprême qui... t'attend.

      --Je marie ma fille adoptive. Elle a fait tourner la tête à notre jeune ministre.

      --D'Aucheron, mon ami, je te souhaite du succès.

      --Et tu me prêtes de l'argent?

      --Et je te prête de l'argent; mais signe-moi un bon reçu. Entre amis, tu sais, il faut savoir s'obliger.

      Le père Duplessis nous honorera probablement de sa présence demain soir, reprit D'Aucheron, souriant un peu méchamment.

      --Duplessis? Il va nous parler de ses pauvres. Il collectionne des veuves et des orphelins. Je suppose qu'il nous passera le chapeau pour qu'on y jette l'obole de la charité. Enfin, tu es bien libre d'avoir qui te plaît.

      --De la politique, mon bon, de la politique. Ce vieux pédagogue est populaire en diable dans son quartier. Les pauvres l'adorent. Ils lui brûleraient de l'encens sous le nez. Les élections ne sont pas loin et le jeune ministre qui est mon intime, tu sais....

      --Par ta femme.

      --Vilbertin!

      --Oui, c'est par ta femme que je le sais.

      --A la bonne heure. Eh bien! le jeune ministre m'a demandé mon appui. Il connaît mes ressources. J'ai tout de suite pensé à Duplessis. C'est l'homme. Cela va le flatter de se trouver en contact avec les sommités de notre monde. Il va voir comme sont joyeux, aimables et bons garçons, dans nos salons, ces hommes que l'amour du devoir et le dévouement à la chose publique rendent si chères et si redoutables dans leurs bureaux. Tu vois l'enchaînement? Ma femme prend Duplessis, car c'est elle qui a conçu cette idée.

      --Diable! encore! elle....

      Il n'eut, pas le temps de finir sa remarque. D'Aucheron continua:

      A chacun le sien. Duplessis prend le ministre et le soigne comme ses pauvres; le ministre prend son mandat, grâce au dévouement de Duplessis, et moi j'attrape ma section de chemin, par le ministre, et toi tu partages avec ton ami la poule aux oeufs d'or.

      --C'est bien agencé. Mais ta femme, quelle influence exerce-t-elle sur ce vieil instituteur pour le forcer à venir à ta soirée, lui qui ne va jamais dans le monde?

      --Un chaînon que j'ai oublié. C'est par ma fille adoptive. Léontine connaît madame Duplessis et elles se rencontrent souvent dans les galetas de l'indigence et chez les Dames de la Charité.

      --Voilà précisément ce qui fait que madame Duplessis ne viendra pas au bal.

      Léontine a dû lui écrire un mot. Je ne sais quoi par exemple; elle n'a pas voulu nous le dire. Mais elle lui aura fait croire sans doute qu'il y allait de l'intérêt de ses besoigneux. C'est une fine mouche que cette Léontine, et fût-t-elle ma propre fille, je ne l'aimerais pas davantage.

      --Si j'avais ma bonne petite femme moi, observa en poussant un profond soupir, le dodu notaire, je l'aimerais bien aussi ce me semble, et je ne serais pas seul aujourd'hui! J'aurais un peu de gaieté dans ma maison; je me reposerais mieux de mes soucis. Cela est si gai une jeune femme de vingt ans dans une chambrette fraîche. C'est l'oiseau qui gazouille dans sa cage. C'est...

      --Tiens! tiens! voilà que tu fais du sentiment. Je ne te connaissais pas ce côté sensible.

      --Parce que l'on se donne sérieusement aux affaires, il n'en faut pas conclure que le coeur est complètement desséché. Si je te disais tout, vraiment tu serais étonné.

      --Tu me diras tout et tu m'étonneras... si tu peux, mais pas aujourd'hui. J'ai à dépenser les cent dollars que tu m'avances avec tant de bonté... et de prudence, puis j'irai me reposer un instant chez moi. Il faudra que je rencontre ensuite la députation indienne de Bécancour. Les ministres m'ont prié de leur préparer les voies. Il n'est pas toujours aisé d'arriver promptement à une entente avec ses farceurs-là.

      --Je parle des indiens de Bécancour. Il est bon de les endoctriner un peu.

      --Que veulent-ils?

      --Des réserves, des réserves, et encore des réserves.

      Là-dessus D'Aucheron sortit.

       Table des matières

      Il y avait un vacarme d'enfer, le soir de ce jour-là, dans l'une des petites salles noires de l'auberge du Loup-garou, à la basse ville. La fumée flottait épaisse sous le plafond sale; l'âcre senteur du tabac vous mordait à la gorge; maintes personnes parlaient, criaient, chantaient, riaient à la fois. On ne s'entendait plus guère, on ne se comprenait plus du tout. La maîtresse de la maison risquait de temps en temps un mot de reproche, un conseil, une supplication, mais rien n'y faisait; on répondait par un redoublement de tapage.

      --Il n'y a donc pas de chef parmi vous? dit-elle, à la fin.

      Alors, piqué dans sa dignité, l'un des hommes se leva.

      --Metsalabanlé est le chef, répondit-il gravement, et il sait bien qu'on lui obéira s'il commande.

      --Metsalabanlé est le chef, affirmèrent plusieurs et les indiens respectent leur chef.

      Ces bruyants hôtes étaient pour la plupart les Abénaquis de la Rivière Bécancour, auxquels M. D'Aucheron avait fait allusion chez Vilbertin. Ils venaient en effet demander au gouvernement certaines faveurs pour leur tribu dispersée. Metsalabanlé, leur chef, était un homme assez petit, pas replet du tout, plutôt maigre. Une légère moustache couvrait mal sa lèvre supérieure. Il paraissait avoir dépassé la cinquantaine, avait l'air doux, peu présomptueux. Cependant quand il affirmait ses prérogatives, il le faisait avec un accent qui indiquait de la fermeté. On l'aimait, cela paraissait évident.

      Il voulut que le silence se fît, et sur le champ, l'auberge du Loup-garou rentra dans le calme.

      Parmi les Abénaquis se trouvaient deux indiens étrangers. L'un, grand, bien fait, avec un front plus large que ne l'ont d'ordinaire les enfants des bois, un oeil perçant mais doux, un langage magnifique, une longue chevelure rejetée en arrière; l'autre, petit, grêle, un peu ridé, l'air inquiet, morne, soupçonneux. Le premier avait un type particulièrement remarquable, et semblait un objet d'admiration pour ses nouveaux amis. Il pouvait avoir cinquante ans, se disait moitié sioux, moitié espagnol. C'était la Longue chevelure ou Leroyer. Le second ne disait ni son âge, ni son nom, ni sa tribu. Il ressemblait aux Abénaquis, mais venait des montagnes de l'ouest. Ses compagnons le nommaient: la Langue muette. C'est lui qui se trouvait devant la vitrine de Glover, et dont madame D'Aucheron avait admiré le bon goût.

      Monsieur D'Aucheron entra dans l'auberge au moment où le calme se rétablissait. Il crut qu'on se taisait par respect pour lui. Il s'annonça comme l'envoyé du gouvernement, et fut l'objet d'une vénération presque sacrée. Il se montra habile, parla beaucoup pour ne rien dire, fit espérer tout sans rien promettre, et mit le comble à sa réputation d'homme supérieur en priant les indiens de venir danser leur danse de guerre, à son bal,


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