L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


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sont tellement extraordinaires! dit ma mère. Il pourrait bien en faire le sacrifice lorsqu'il dîne hors de chez lui.

      Mais le colonel ne veut faire aucun sacrifice; il a sa façon de manger, et il mange à sa façon, chez lui, et hors de chez lui; qu'on l'invite on non, ça lui est égal; mais qu'on ne s'attende jamais à le voir se servir d'une assiette, d'un verre, ou d'une fourchette. C'est dans une écuelle de terre grossière qu'on doit lui apporter son repas: de la soupe aux légumes noyant un morceau de boeuf bouilli; il mange la soupe d'abord avec une cuiller d'étain, la viande ensuite avec un couteau. L'écuelle vidée, il y verse une bouteille de vin, qu'il avale en deux ou trois coups. L'extrême simplicité du système déplaît fortement à ma mère; pas à moi. Je m'arrange de façon à me faire retenir à déjeuner ou à dîner, chaque fois qu'on m'a mené voir le colonel ou qu'il est venu me chercher pour une promenade. J'ai mon écuelle, une vilaine écuelle de terre brune, si jolie,—défense d'en parler à la maison—et quand j'ai fini ma soupe, M. Gabarrot y verse un verre de vin, très suffisant pour mes sept ans. Je n'aurai droit à la bouteille que plus tard.

      —Dans treize ou quatorze ans, dit le colonel, quand tu porteras ta première épaulette, sacré mâtin, et que je ne serai pas là pour te voir, sacré mâtin de sacré mâtin!

      Malheureusement non, il ne sera pas là.

      —Ce pauvre vieux Gabarrot baisse rapidement, disait mon père, l'autre soir.

      Le fait est qu'il semble s'affaiblir de jour en jour; le corps se tasse, se voûte; les jambes raidies se refusent au coup de talon, sec, autoritaire. Le colonel avait une autre vigueur, l'année dernière, quand il m'a mené porter une couronne à la Colonne, le 5 mai; il était droit comme un i dans sa longue redingote; on le saluait à cause de la rosette à sa boutonnière, moitié rouge et moitié verte, Légion d'honneur et médaille de Sainte-Hélène; et comme sa main serrait la mienne! Comme sa voix tonnait, au défilé des Vieux de la Vieille dans leurs uniformes d'Austerlitz!

      —Vive la France! Vive l'Empereur!

      Il semblait fort, indestructible, aussi, le jour de la grande revue de Longchamps, à laquelle assistèrent les souverains étrangers; et lors de nos nombreuses visites à l'Exposition, où il me donnait, jamais fatigué, toutes les explications que je lui demandais, et même davantage. Mais c'est surtout vers la fin de l'hiver dernier, deux ou trois jours avant Noël, qu'il m'apparut comme un être d'une puissance et d'une énergie surhumaines, fait pour durer éternellement. C'était dans notre salon, après dîner; quelqu'un se mit à parler d'un discours prononcé au Corps Législatif, dans l'après-midi, par Jules Simon. Le colonel Gabarrot, peu au courant des affaires politiques, demanda des informations. On lui lut la partie d'un journal qui reproduisait le discours. Alors il se leva.

      —Est-ce dans une cellule du Mont-Valérien ou dans un cachot de Vincennes qu'on a logé le nommé Jules Simon? demanda-t-il d'une voix qui fit sursauter mon père en grande conversation avec Mme de Lahaye-Marmenteau, et le général de Rahoul très empressé auprès de ma mère.

      Mon père, en riant, répondit qu'on ne gardait plus que des araignées dans les cachots de Vincennes et que les procédés auxquels faisait allusion le colonel étaient peu compatibles avec la clémence de l'Empereur.

      —L'Empereur a tort d'être clément, reprit M. Gabarrot d'une voix vibrante. Il a tort. Si je me permets de juger Sa Majesté, ce n'est pas à la légère, croyez-le. Mais je suis convaincu, profondément convaincu, qu'il est très mauvais pour la France que des propos comme ceux qu'on vient de citer puissent être impunément tenus à la tribune. Comment! voilà un paroissien qui ose venir déclarer qu'il nous faut une armée qui ne soit à aucun degré une armée de soldats, qui ne soit imbue, à aucun prix, de l'esprit militaire, qui soit hors d'état de porter la guerre au-dehors, en un mot une grande armée qui n'en soit pas une! qui réclame sans ambages l'abolition de l'armée permanente! Et on le laisse dire!... Mais c'est absolument comme si l'on permettait à ce drôle de baillonner la France, de lui lier pieds et poings et de la livrer au couteau de l'étranger. Il y a des choses qu'il ne faudrait point oublier, voyez-vous: c'est, d'abord, qu'il n'y a rien de plus dangereux pour une nation que les utopies sentimentales, les fadaises humanitaires; on n'est libre que lorsqu'on est respecté, et l'on n'est respecté que lorsqu'on est fort. C'est, ensuite, qu'il y a toujours, même chez le peuple le plus brave, un grand fonds de couardise; il ne faut pas lui donner d'excuses; ou, autrement, ça va loin. Quand un coquin qui mérite d'être envoyé au bagne n'est pas coiffé du bonnet vert, il y a de grandes chances pour que la lâcheté publique, après un cataclysme, aille le chercher afin d'en faire un ministre. La France n'est pas invincible, après tout, et il n'est pas bon qu'elle soit vaincue; parce que... Je l'ai vue après Waterloo. Plus on tombe de haut, plus on s'aplatit. Je n'aime pas à dire ça, mais c'est la vérité. Quand on supprime le bruit de l'acier dans les camps, on entend trop le bruit de l'or dans les arrière-boutiques—dans toutes les arrière-boutiques.—Pour conserver le sentiment de sa dignité, un homme doit savoir tenir une épée; une nation doit avoir une armée, et s'en servir.—L'humanité! un prétexte à toutes les défaillances qu'on cherche à justifier, à toutes les trahisons qu'on prémédite. Nous aussi, les grognards, nous avons travaillé pour l'humanité, avec nos sabres; nous n'en disions rien; mais les Anglais comprenaient ce que ça voulait dire, quand nous criions: Vive l'Empereur! Du reste, je n'admets pas cette opposition qu'on aime à établir entre la plume et l'épée; l'une est le complément de l'autre. Le penseur va clouer l'infamie de son époque, comme un hibou, sur les portes du Futur; mais elles ne s'ouvrent pas, ces portes-là; et il faut que le soldat vienne, et les enfonce à coups de canon!

      Je me souvenais de cette soirée, avant-hier, pendant que je m'étonnais de la lenteur avec laquelle M. Gabarrot montait la rue du Bac, où il demeure, et où demeurent aussi mes parents, pour me conduire aux Tuileries. Il ne m'a pas grondé, comme d'habitude, quand je me suis arrêté, d'abord au coin du Pont-Royal pour admirer la Frégate, puis sur l'autre quai afin de regarder s'il ne venait pas des soldats du côté de la place de la Concorde. Mais c'est le matin que passent les soldats, vers dix heures, pour aller relever la garde du Château; qu'ils arrivent, avec, en tête, les sapeurs si terribles, le scintillement de l'énorme hache à l'épaule, caparaçonnés de tabliers de cuir blanc, coiffés de bonnets velus comme des ours, hauts comme des tours et fleuris de plumets écarlates; alors, la canne merveilleuse du tambour-major s'élance vers le ciel, telle une étrange flèche d'or, tournoie, paraît planer, retombe dans la main du colosse qui suit les sapeurs et dont la tête empanachée domine leurs bonnets à poils; alors, la canne décrit des moulinets épiques, sa grosse pomme étincelle ainsi qu'une boule de feu; elle vibre, elle frémit, elle semble vivante; et alors, elle jaillit de nouveau, glorieuse, si haut cette fois qu'on ne s'attend plus à la voir redescendre. Le géant se retourne vers ses tambours dont les doigt se crispent sur les baguettes, leur donne un ordre, fait volte-face, et, juste à temps, sa main se ferme sur la canne qui retombe et dont le bout brillant, au lieu de toucher la terre, se met à voltiger ainsi qu'un papillon. Les tambours frappent les caisses qui résonnent à vous faire trembler, les sonneries des clairons déchirent l'air, et le bataillon passe dans l'éclat des uniformes et des armes, comme au milieu d'un poudroiement de gloire.

      Avant-hier il était beaucoup trop tard pour voir ça; trois heures après midi au moins. M. Gabarrot était venu longtemps après déjeuner; il est un peu souffrant; un rhume qu'il a pincé le 1er janvier, dit-il, parce qu'il a mis un pardessus, et dont il n'a pu se guérir encore quoique nous soyons aux derniers jours d'avril. Il toussait; et bien qu'il se fut redressé pour passer devant le factionnaire qui lui portait les armes—un voltigeur du régiment de mon père—on eût dit que sa haute taille se courbait de plus en plus sous la pression d'une invisible main. Il s'est mis à causer avec le gardien en chef du Jardin, un vieil officier d'Afrique qui est son ami; moi je poussais mon cerceau; et lorsqu'il m'arrivait de passer à coté des deux vieux guerriers, je les entendais parler du col de Mouzaïa; ou dire qu'Abd-el-Kader était un rude lapin. Quand j'ai été fatigué de courir, j'ai examiné la terrasse du bord de l'eau, où l'on a installé un chemin de fer pour le petit Prince, un si joli petit chemin de fer, sur lequel j'aurais bien voulu aller encore faire un tour; j'avais eu cette chance il n'y avait pas très longtemps, un


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