L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien
m'est resté d'elle n'est qu'un souvenir de réverbération, pour ainsi dire; mais je comprends, même en laissant à part les témoignages de personnes qui l'ont bien connue et qui confirment mes suppositions, combien il lui aurait été douloureux de voir son fils choisir un genre d'existence qu'elle avait appris à haïr et auquel elle imputait tous les déboires, toutes les humiliations et toutes les souffrances qui rendirent sa vie misérable. Elle fût peut-être parvenue, aussi, à m'inculquer quelques-uns de ces sentiments humains dont l'or d'une paire d'épaulettes compense mal la privation; et dont l'absence fit de ma vie, en dépit des apparences, quelque chose d'aussi discordant, instable et tourmenté que les éléments peu cohérents qui constituent mon caractère. Ces sentiments, il me fut impossible, à moi comme à beaucoup d'autres, de les acquérir plus tard.
Bien des gens ont passé dans mon existence, et j'ai traversé l'existence de bien des gens. Ils entrèrent dans ma vie comme on pénètre dans un monument dont la structure ou la réputation vous intéresse, et où l'on n'ose point rester parce que la température n'y est pas normale, parce qu'il y fait trop froid on trop chaud, parce qu'on y redoute une bronchite ou une attaque d'apoplexie. J'entrai dans la leur par désoeuvrement; par curiosité narquoise et défiante, probablement; plutôt (bien que la comparaison ne me plaise point) comme le serpent qui se glisse dans une habitation par besoin de chaleur et de bien-être, et demeure prêt à mordre s'il est dérangé—peut-être parce que sa digestion et son sommeil sont les seules manifestations possibles de sa gratitude et de son affection.—Il y a des êtres à sang froid pour lesquels l'indifférence est un état naturel que solidifient encore de rares crises d'émotion, et qui ne peuvent se charger longtemps du faix des sentiments. Pour moi, je me suis toujours vu forcé de me débarrasser rapidement de ce fardeau; de poser ça là, avec un Ouf! de délivrance, comme le troupier, à la halte, jette sac à terre et envoie dinguer son fourniment.
Les êtres au coeur tendre souffrent de l'insensibilité des êtres au coeur dur. Certainement. Mais pourquoi existe-t-il des âmes sentimentales et délicates dans notre monde de bêtes brutes? Qu'est-ce qu'elles viennent faire dans notre abattoir, ces brebis? Si elles n'accouraient point sans cesse pour présenter à nos couteaux leurs gorges bêlantes, peut-être que nos couteaux se rouilleraient, ou que nous serions contraints d'en briser les lames sur notre armure d'indifférence. Voilà ce que j'ai pensé chaque fois qu'il m'est arrivé, malgré moi ou non, de froisser ou d'écraser une de ces pauvres petites âmes qui sont si gentilles et si naïves, qui sont comme ces fleurs qui s'en viennent pousser innocemment sur le talus d'un rempart, auprès des gueules des canons; chaque fois, aussi, que je me surpris à songer à cette nuit de décembre 1869 où mourut ma mère, et dont le souvenir, quelquefois, se présente à ma mémoire comme à travers une brume.
Des cris me réveillent dans la petite chambre, contiguë à celle de ma mère, où je viens de m'endormir.
—Monsieur! Monsieur!... Pour l'amour de Dieu, venez vite!... Jean-Baptiste!... Dites à Jean-Baptiste de courir chercher le docteur. Vite! Vite!... Ah! mon Dieu! Mon Dieu! Ah! mon Dieu!...
Qu'y a-t-il? Je me lève et, à tâtons dans l'obscurité, je me dirige vers la porte que j'essaye d'ouvrir. Elle est fermée. Je voudrais crier, mais je ne peux pas; quelque chose m'en empêche et je reste là, haletant, prêtant l'oreille. Je ne distingue plus rien que des bruits confus, des chuchotements.
Le froid me gagne. Je retourne à mon lit, bien décidé à rester éveillé; mais le sommeil, naturellement, a bientôt raison de ma volonté. Je ne sais pas combien de temps je dors, plusieurs heures sans doute, mais un grand cri tout à coup me réveille; d'autres cris; les cris d'une femme; puis des sanglots. Et puis, je perçois une voix d'homme, une voix lourde, lente, comme voilée, la voix de mon grand-père.
—Ma pauvre Cécile! Ma pauvre Cécile!...
Au matin, on me fait habiller rapidement et l'on me conduit chez une dame qui me retient près d'elle sous des prétextes variés et qui ne me reconduit à la maison que le lendemain dans l'après-midi. J'ai été très calme chez cette dame; je suis resté sombre, seulement, et taciturne. Mais quand Lycopode, tout de noir vêtue, vient ouvrir la porte, je me jette dans ses bras et j'éclate en sanglots; j'ai une terrible crise qui dure encore quand mon père un crêpe à la manche, et mon grand-père, vêtu de deuil, entrent dans le salon où l'on m'a transporté.
—Maman! Maman! Où est maman?
Mon père me fait des réponses vagues. Mon grand-père aussi bégaye des phrases à travers ses larmes; il essaye de me calmer, me caresse, me propose de m'emmener chez lui, à Versailles. Mais, je ne veux pas. Oh! je ne veux pas m'en aller. Et j'ai une nouvelle crise de larmes, tout mon corps secoué de frissons, ma tête enfouie dans les coussins du divan. Mon père, brusquement, me saisit par les bras, m'enlève, me met sur mes pieds.
—Jean! Veux-tu être un homme? Veux-tu être un soldat?
Alors, une force intérieure me raidit tout entier. Mes larmes se sèchent et je réponds:
—Oui!
—Alors, mon enfant, il faut aller avec ton grand-père.
Le fiacre qui nous conduit à la gare, mon grand-père et moi, ne va pas très vite à cause de la neige qui s'est mise à tomber à gros flocons; elle a déjà recouvert les rues d'une épaisse couche blanche et enfariné les passants. Je regarde par l'une des portières, mon grand-père par l'autre.
—Grand-papa, est-ce que tu étais tout blanc de neige comme ces-gens là pendant la retraite de Russie?
—Oui, mon enfant.
—Mais il y avait plus de neige que ça?
—Oui, mon enfant; beaucoup plus.
Silence. Mon grand-père a pris ma main qu'il garde dans la sienne. Tout à coup, il me demande de sa voix lente, dont l'accent allemand n'a jamais complètement disparu:
—Jean, as-tu pensé à ce que tu veux faire quand tu seras grand?
—Oui; je veux être officier, comme papa.
Mon grand'père regarde par la portière, très loin. Et je l'entends qui murmure:
—Ma pauvre Cécile! Ma pauvre Cécile!...
II
Les premiers jours que je passe à Versailles ne sont pas gais; les visites se succèdent, visites de condoléance au cours desquelles je suis forcé de faire mon apparition, vêtu de noir, et avec des remerciements plein la bouche pour les personnes compatissantes qui viennent de s'apitoyer sur mon infortune. Des messieurs et des dames, aux faces indifférentes, viennent assurer mon grand-père et ma grand'mère de la part qu'ils prennent à leur douleur; me déclarent qu'ils me plaignent beaucoup; que mon sort est bien cruel; que rien ne remplace une mère, etc. Je sens très bien que leur sympathie est toute superficielle; elle m'énerve; et j'aspire au moment où tous les amis et connaissances de mes grands-parents auront défilé dans la maison, emportant chaque jour avec leurs figures de circonstance un peu de la douleur vraie que j'ai ressentie, et que m'arrache chacune de leurs consolations banales, de leurs phrases de convention.
Ce jour vient. Mais c'est la fin de l'hiver qui ne vient pas. Il est terriblement froid, et l'on ne me permet que rarement de sortir de la maison, de courir dans le jardin. Ce jardin est grand, avec beaucoup d'arbres, qui détachent leurs squelettes sur la blancheur de la neige; et je me rappelle comme il y faisait bon, sous ces arbres, pendant les chaleurs de l'été dernier. C'est à cette époque que mon grand-père avait acheté cette grande villa, une des plus jolies de l'avenue de Villeneuve-l'Étang; il espérait que ma mère et moi nous viendrions y vivre; mais mon père se déclara contraint à habiter Paris et ma mère ne put se résoudre à le laisser seul. Auparavant, mes grands-parents habitaient une maison plus petite, rue de Clagny, à côté de la propriété qui appartient au maréchal Bazaine. Cette maison est maintenant