L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


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les fleurs ne se montrent pas encore en pleine terre, il y en a déjà de jolies dans la serre, au bout du jardin. Mon père en a fait faire plusieurs fois des bouquets, qu'il a envoyés à la maréchale Bazaine.

      J'ai vu souvent la maréchale passer en voiture; c'est une bien belle femme. M. Curmont raconte d'horribles histoires sur son compte, affirme que le maréchal a fait au Mexique massacrer toute la famille de sa femme. Mais je ne crois pas un mot de tout cela. Comment un maréchal de France pourrait-il être coupable de tels actes?

      Pourtant, dernièrement j'ai assisté à une scène curieuse. Comme je passais dans la rue de Clagny, j'ai vu un rassemblement devant la propriété du maréchal. La grille était ouverte et, dans le jardin, devant la maison, se tenait un monsieur bien vêtu, au teint basané et à la moustache noire, qui criait à tue-tête:

      —Voleur! Canaille! Traître! Assassin!

      Et il tendait son poing crispé vers quelqu'un qui devait se trouver dans la maison, derrière les volets d'une fenêtre. Le garde de Clagny, qu'on avait été chercher, est accouru, son sabre au côté. Il a mis la main sur l'épaule du monsieur, qui s'est décidé à le suivre après une dernière bordée d'injures et s'est dirigé, accompagné par le garde, vers la station du chemin de fer. On disait dans la foule que c'était un parent de la maréchale qui était venu lui emprunter de l'argent, et qui, ne pouvant avoir cet argent, se vengeait par des grossièretés.

      M. Curmont dit que ces grossièretés sont des vérités absolues. Mais mon père assure que ce sont d'odieuses calomnies. Il me défend, d'ailleurs, de répéter à qui que ce soit ce que j'ai vu et entendu. Mon père vient très souvent à Versailles, à présent. Fréquemment des officiers de ses amis l'accompagnent. Mes grands-parents tiennent, pour ainsi dire, table ouverte. Mon grand-père est présenté à ces messieurs comme un Vieux de la Vieille, ce qui lui attire tous les respects.

      —Voila un homme, messieurs, dit mon père, qui fut l'un des compagnons du Grand Empereur. Il était à la Bérésina, messieurs!

      —La Bérésina! disent en choeur les officiers. Terrible affaire! Le froid! La glace! Effroyable désastre! Le plus épouvantable épisode de la grande retraite...

      Mon grand-père, chaque fois, ébauche un geste de contradiction et essaye de dire quelque chose. Mais, comme il parle très lentement, on lui coupe toujours la parole aux premiers mots; et il n'insiste pas. Du reste, il paraît s'affaiblir depuis quelque temps; il se casse, ses mains tremblent beaucoup, et il semble prendre pour toutes choses une indifférence de plus en plus grande.

      Je soupçonne mon père d'avoir profité de cet état pour engager le vieux, comme il l'appelle, à louer, pour un prix très bas, sa maison de la rue de Clagny au général de Rahoul. Ma grand'mère a paru très peu satisfaite de la transaction; mais mon père compte beaucoup sur le général de Rahoul, qui est devenu son ami intime et son commensal ordinaire. Je n'aime pas le général de Rahoul, et ma grand'mère le hait.

      —Vous voudrez bien m'excuser, a-t-elle dit à mon père qui s'est mis à sourire d'un sourire forcé, lorsque vous jugerez à propos d'inviter ce monsieur.

      Ma grand'mère n'est pas au courant des affaires militaires, et des conditions dans lesquelles s'opère l'avancement. Mais mon père sait à quoi s'en tenir; il n'a pas pour rien quatre galons sur la manche. Il n'ignore pas que le général de Rahoul, en sa qualité d'ami intime du maréchal Bazaine, peut lui être fort utile; et il le traite en conséquence.

      Le général est donc venu s'installer dans la maison de la rue de Clagny. Jusqu'ici, je l'avais cru veuf ou célibataire. Mais il est marié. Il a épousé, lorsqu'il était lieutenant, et pour son argent, une femme dont on dit qu'elle n'est pas méchante mais d'une désespérante vulgarité. Cette femme est séquestrée par son mari; quoiqu'elle se porte fort bien et qu'elle pèse au moins cent kilos, elle doit se prétendre continuellement malade, ne voir et ne recevoir personne. En somme, elle a disparu du monde. Son mari, qui la zèbre de coups de cravache, l'appelle son Panari. Je tiens ces détails et bien d'autres de Jean-Baptiste. Mme de Rahoul ne doit jamais se montrer en public et prend l'air à la dérobée, une fois la nuit tombée, comme un pensionnaire de lazaret. Quelquefois, quand il fait noir, je m'échappe et je cours jusqu'à la rue de Clagny. A travers les grilles du jardin j'aperçois quelque chose de sombre qui va et vient dans les allées, comme une grosse boule noire qui roule silencieusement. C'est le Panari qui se promène.

      Jean-Baptiste a toujours une bonne histoire à me raconter. Mais ce matin il m'a apporté une bien mauvaise nouvelle. Mon grand-père a été pris d'une faiblesse hier soir, vers onze heures, et le médecin, qui est déjà venu trois fois, a dit qu'il ne fallait plus conserver aucun espoir. On m'habille à la hâte et l'on me conduit dans la chambre de mon aïeul, où se trouvent déjà ma grand'mère et mon père. Le vieillard est étendu dans son lit, immobile, les yeux clos.

      —Il a perdu toute connaissance, murmure mon père.

      Je m'agenouille devant le lit, ému d'une émotion toute physique que je ne puis analyser, car il me semble que j'ai la tête vide. Et tout d'un coup, comme on me fait sortir de la chambre, le souvenir du colonel Gabarrot s'empare de moi; il me hante, ne me quitte point, ni vers le soir, lorsqu'on annonce la mort de mon grand-père, ni le lendemain, pendant qu'on procède aux préparatifs des funérailles; ni même le surlendemain matin, tandis que les employés des pompes funèbres viennent tendre de noir la porte de la maison.

      Mon grand-père est mort le 7 mai, et c'est aujourd'hui, le 9, à midi, qu'on l'enterre. Hier, le 8 mai, a eu lieu le Plébiscite; mais ce matin, naturellement, on n'en connaît pas encore le résultat. Mon père est venu un moment dans ma chambre pour jeter un coup d'oeil sur les journaux; mais il est interrompu dans sa lecture par l'arrivée des membres de la famille qu'il se hâte d'aller recevoir. Ils sont venus de loin, pour la plupart.

      D'abord, M. Xavier Delanoix, un neveu de mes grands-parents, le fils d'Ernest Delanoix, frère cadet de ma grand'mère. C'est un homme de quarante ans, légèrement bedonnant, d'une taille au-dessus de la moyenne, avec des favoris qui inspirent confiance, et des petits yeux vrillonnants. Il est entrepositaire dans le nord de la France, non loin de la frontière belge, et présente l'aspect d'un homme qui fait de bonnes affaires. J'ai eu l'occasion de le voir déjà deux ou trois fois, à Paris. Mais il a amené avec lui sa fille, une jeune personne de dix-huit ans que je ne connais pas encore. C'est une jolie blonde, avec de grands yeux bleus et des dents pareilles à des perles; dans ses vêtements de deuil, je ne sais pourquoi, elle me donne l'idée de Marie Stuart quittant la France. J'entends qu'elle s'appelle Estelle.

      Puis, c'est mon oncle Karl qui arrive, le major Karl von Falke, de l'artillerie prussienne. Je crois que mon grand-père, lorsqu'il avait quarante-cinq ans, c'est-à-dire l'âge actuel de mon oncle, devait présenter la même apparence. Un homme droit, sec, dont les yeux ont un regard direct et franc, et dont la voix claire donne aux phrases françaises une précision particulière. J'ai peu vu mon oncle jusqu'ici, mais je me sens une grande affection pour lui. Je regrette seulement qu'il ait revêtu des habits civils; j'aurais bien voulu le voir dans son uniforme. J'ai tellement envie de voir des officiers prussiens! Ça viendra peut-être, si je suis sage.

      Un peu avant onze heures, arrive un monsieur que personne ne semble connaître. Il se présente comme un parent, et décline à mon père ses noms et prénoms: Séraphus-Gottlieb Raubvogel, de Mulhouse.

      Il donne des explications: il est le fils d'une soeur cadette de mon grand-père, qui naquit vers 1800 et qui se maria, se trouvant en de mauvais termes avec sa famille, avec M. Gustave Raubvogel, honorablement connu. Il est, lui, Séraphus-Gottlieb Raubvogel, l'unique fruit de ce mariage. Et, bien que sa mère eût cessé, durant toute sa vie, d'entretenir aucun rapport avec sa famille, il a pris sur lui de renouer des relations avec ses parents. Il s'est enquis de leur adresse, sachant seulement qu'ils habitaient Versailles; et comme réponse, a reçu de l'agence à laquelle il s'était adressé un télégramme lui annonçant le déplorable décès de son oncle.

      —Je regrette bien vivement, dit-il, qu'un événement aussi malheureux soit la cause de notre première rencontre. C'est une si grande


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