L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


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avec Estelle. Le général de Rahoul se rejette un peu en arrière et semble réfléchir un instant.

      —Après tout, dit-il, mon Panari m'attendra bien pour passer l'arme à gauche. Faites-moi donc mettre un couvert.

      Pendant le déjeuner, le cas de Raubvogel est exposé à Delanoix qui opine pour le bannissement perpétuel. Estelle, consultée, rend le même verdict que son père; et le général de Rahoul, qui la couve des yeux, se range sans difficulté à son opinion. Mon père déclare donc qu'il signifiera à Raubvogel, qui doit venir le voir demain, qu'il ne veut avoir rien de commun avec lui. Là-dessus, on passe à d'autres sujets de conversation. Le général de Rahoul raconte des histoires gaillardes, qui permettent à Estelle de montrer ses jolies dents. Et le temps passe si bien que Delanoix s'aperçoit tout d'un coup qu'il est deux heures moins un quart. Et mon père qui a promis de le présenter au maréchal à deux heures! Et le maréchal qui va attendre!

      —Nous avons le temps, dit mon père. Je boucle mon ceinturon, pendant que vous mettez votre chapeau, et nous partons.

      —Je ne vous accompagne pas, dit le général de Rahoul. Il ne faut point avoir l'air de forcer la main au maréchal. Je vous attends ici en sirotant un petit verre de chartreuse.

      Mon père et M. Delanoix partis, le général m'engage à aller m'amuser au jardin. C'est excellent pour mon âge. J'y vais. Mais, au bout d'une demi-heure environ, je m'y ennuie; et je reviens dans la salle à manger. Elle est vide. Où sont passés Estelle et le général de Rahoul?

      Dans le salon, dont la porte est fermée, j'entends comme un piétinement, un bruit de voix. Des bouts de phrases parviennent à mes oreilles.

      —Non, non, laissez-moi...

      —Voyons, voyons, ma petite, ma chérie...

      Puis, il y a un grand bruit comme celui que ferait un corps qu'on renverse, et je perçois des cris de femme, à demi étouffés. Je ne sais que croire... Mais j'entends la grille s'ouvrir. Ce sont mon père et Delanoix qui reviennent. Je me précipite au-devant d'eux pour leur dire qu'il se passa quelque chose d'étrange dans le salon. Ils se hâtent; et, dans le vestibule, ils se trouvent nez à nez avec le général de Rahoul, rouge comme une pivoine, qui va sortir de la maison.

      —Que s'est-il passé? interroge Delanoix qui pénètre dans la salle à manger et se dirige vers le salon, tandis que mon père, qui sait sans doute à quoi s'en tenir, dit au général:

      —Vraiment, mon général, vraiment, je n'aurais jamais cru...

      —Allons, allons, commandant, ne faites pas l'enfant; vous savez bien qu'on n'est pas de zinc. Et puis, voulez-vous que je vous dise? continue-t-il plus bas. J'ai été volé; elle avait vu le loup.

      Le général sort; et Delanoix, un moment après, arrive.

      —Réellement, dit-il, pendant que les sanglots d'Estelle, toujours dans le salon, ponctuent les paroles de son père, réellement c'est scandaleux, horrible, monstrueux...

      —Allez! dit mon père froidement, en croisant les bras; allez! continuez! Donnez-vous en à coeur-joie! Seulement, souvenez-vous que si vous mettez le général contre vous, votre fourniture est dans le lac.

      Delanoix laisse tomber ses bras et se mord les lèvres. Mon père, au bout d'un instant, ajoute à voix basse:

      —Allez consoler votre fille et tranquillisez-la. Je trouverai moyen de tout arranger au mieux de nos intérêts communs. Je vous le promets. J'ai une idée.

      Je n'ai pas l'intention de vous apprendre quelle est l'idée de mon père. Je vous informerai seulement de ce fait: qu'il vient d'avoir une longue entrevue avec le cousin Raubvogel. Je l'appelle encore cousin, parce que, en dépit des déterminations prises au déjeuner d'hier, il a été résolu d'admettre définitivement Séraphus-Gottlieb Raubvogel comme membre de la famille. Je n'ai pas été témoin, bien entendu, de l'entretien de mon père et de Raubvogel; et je n'essayerai point de vous faire croire que j'étais derrière la porte et que j'ai écouté, par le trou de la serrure, tout ce qu'ils se sont dit. Mais, par la connaissance des résultats qu'elle a donnés, je puis aisément reconstituer le sens de leur conversation. Les expressions que je place dans leur bouche ne sont sans doute pas celles dont ils firent usage, et les choses ne se sont peut-être point passées exactement comme je les représente. Mais qu'est-ce que ça fait? Voici, donc, le dialogue:

      Mon père.—Enfin, M. Raubvogel, vous venez me parler de vos affaires. Permettez-moi une question; vous êtes à Versailles depuis huit jours, pourquoi ne l'avez-vous pas fait plus tôt?

      Raubvogel.—Mon commandant, je voulais vous laisser le temps de prendre des informations sur mon compte.

      Mon père.—Vraiment! Et ces informations, croyez-vous que je les possède actuellement, et complètes?

      Raubvogel.—Si vous ne les possédiez pas, le service des renseignements du ministère ne vaudrait pas grand chose.

      Mon père.—Hum!... Vous prétendez donc être le fils d'un M. Gustave Raubvogel qui épousa la soeur de feu M. Ludwig von Falke, et qui était, lui-même, le frère du sieur Isidore Raubvogel, de son vivant propriétaire de l'hôtel des Trois Cigognes à Mulhouse?

      Raubvogel.—C'est ma prétention.

      Mon père.—Comme vous ne pouvez établir cette assertion sur aucune base sérieuse, vous avez pensé que l'appui de parents bien cotés, qui contresigneraient vos allégations, vous serait fort utile, et pourrait vous permettre, sinon d'établir définitivement vos droits, au moins de gagner beaucoup de temps, et de décourager les oppositions qui se sont produites à votre entrée en possession de l'héritage de celui que vous appelez votre oncle.

      Raubvogel.—Oh! Après sa mort ça ne peut pas le gêner... ça ne peut pas le gêner, le pauvre cher oncle, qu'on vienne révoquer en doute les liens de parenté qui nous unissaient.

      Mon père.—Eh! bien, je ne veux pas vous laisser plus longtemps dans l'indécision; je vais vous dire quelle résolution nous avons prise après mûres délibérations. Comme homme, vous êtes certes loin de nous déplaire. Nous savons que, légalement, on n'a rien à vous reprocher. Au point de vue de la morale stricte, je... nous... de la conscience... je dois dire...

      Raubvogel.—Rien de plus vrai. Mon opinion, à ce sujet, concorde avec la vôtre.

      Mon père.—En tous cas, nous ne doutons point que vous ne compreniez que la famille est une chose sacrée. C'est une union... c'est-à-dire c'est une alliance... ou plutôt une institution providentielle. Nous avons donc décidé de vous reconnaître comme membre de notre famille, et de vous considérer, à tous les points de vue, comme notre parent. Il est bien entendu que vous ne devez pas oublier que la famille, ainsi que je vous le disais, est une union des coeurs et une institution divine...

      Raubvogel.—La famille est quelque chose de très bête ou de très intelligent, de très nuisible ou de très utile. C'est intelligent et utile lorsque c'est une association d'individus, mâles et femelles, qui sont toujours prêts à s'aider les uns les autres, pour arriver à triompher des difficultés de l'existence. La voix du sang, c'est la voix de l'intérêt. Jouez cartes sur table, mon commandant. Qu'est-ce que vous attendez de moi?

      Mon père.—Mon garçon, vous avez un fier toupet.

      Raubvogel.—J'ai du toupet, oui. C'est pour ça que vous me prenez aux cheveux, comme l'occasion. Voyons, de quoi s'agit-il?

      Mon père.—Parole d'honneur! j'aime votre façon de comprendre les choses. Eh! bien, mon ami, il faut vous marier.

      Raubvogel.—La pénitence est douce. Laissez-moi passer la revue de ces dames. Le diable m'emporte! Il n'y en a qu'une, Mlle Estelle. Hi! hi! ah! ah! Le général de Rahoul la serrait d'un peu près, l'autre jour. Est-ce que?...

      Mon père.—Un accident est vite arrivé...

      Raubvogel.—Et vite réparé quand les ouvriers ont du coeur à l'ouvrage. Moi, j'aime la besogne faite.


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