L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


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éclaircir.

      M. Hardouin se montre fort aimable avec moi. Il me déclare que l'armée n'est pas sur le point d'être supprimée; elle le sera sans doute un jour, mais vraisemblablement pas avant plusieurs siècles. J'aurai donc tout le temps nécessaire, non seulement pour devenir officier, mais même pour mourir officier et centenaire en même temps. Ce qu'il pense de M. Albert Curmont? Il pense que M. Albert Curmont est le fils de M. Curmont et de Mme Curmont, et qu'il demeurera leur fils pendant un certain temps. Ce qu'il pense de M. Curmont lui-même? Rien; d'un homme de paille, il vaut mieux ne rien penser. D'ailleurs, il a une barbe qui peut mener loin, sous un régime démocratique. Ce qu'il pense des amis républicains de M. Albert? Mon Dieu! Ça dépend. Que buvaient-ils l'autre jour, là, sous les arbres? De la bière? Eh! bien, ils aspirent à boire du Champagne. Croit-il que l'empire sera renversé? Oui, il le croit. Et après? Après, ce sera la même chose. Est-ce bien sûr? Non, ce sera pis. Y aura-t-il une guerre? Sans aucun doute.

      Mon père, lui, est persuadé qu'il n'y aura pas de guerre. Il revient de l'Alsace avec le général de Rahoul; ils sont absolument enchantés. Tout est en ordre et dans le meilleur état possible, hommes, matériel, etc. Ils n'ont fait leur tournée d'inspection que pour la forme; rien de plus sérieux n'était nécessaire. Ils ont passé presque tout leur temps à Mulhouse, à l'hôtel des Trois Cigognes (un fort bel établissement, s'il vous plaît); et ils se sont séparés à regret de M. et Mme Raubvogel, qui forment bien le couple le plus uni qu'on puisse voir.

      Mon père, donc, est sûr qu'aucun nuage noir ne viendra troubler la sérénité du présent. Il s'étonne que M. Hardouin, un jeune homme sérieux, ait pu me dire ce que je lui rapporte.

      —Ce qu'il t'a dit, mon garçon, c'est pour se moquer de toi; c'est pour te punir de ta curiosité.

      Je le vois bien. Personne n'a l'air de redouter une catastrophe. Bien au contraire. A Paris, où l'on m'a conduit l'autre jour, la gaîté règne plus que jamais; c'est comme une fête perpétuelle. Le temps est si beau, en ces premiers jours de juillet!

      C'est le matin surtout qu'il fait bon; et j'ai pris le parti de me lever de bonne heure, afin de descendre au jardin pendant qu'il est frais encore de la fraîcheur de la nuit. Hier, comme je me levais, vers sept heures, j'ai entendu chuchoter sur le palier, à côté de la porte de ma chambre; puis, j'ai entendu quelqu'un descendre doucement l'escalier. J'ai regardé par la fenêtre, et j'ai vu une belle dame, à chignon rouge, qui traversait le jardin, ouvrait la grille, et s'en allait. Un instant après, j'ai entendu la voix de ma grand'mère, voix comme étranglée par l'émotion, qui disait:

      —Oui, je l'ai vue! C'était une rousse...

      Et la voix de mon père a répondu:

      —Une rousse! Une rousse! En voilà des histoires! Faudrait peut-être que je prenne des négresses, parce que je suis en deuil!

      J'ai compris que quelque chose de très vilain s'était passé, dont la belle dame avait été la cause. Je n'ai pas pensé à incriminer mon père; mais j'ai conçu une triste idée du sexe faible. Depuis, j'ai lu le Mérite des Femmes, de Legouvé, et j'ai quelque peu modifié mon opinion.

      Il n'y a pas à en douter, la guerre est imminente. Avant-hier, mon père, qui vient d'être nommé lieutenant-colonel d'un régiment d'infanterie de ligne, a fait transporter à Versailles les meubles qui garnissaient notre appartement de Paris. Hier matin, il est allé à Paris, et en est revenu vers deux heures en disant qu'il n'y avait guère raison d'espérer que la guerre pût être évitée. Il a passé l'après-midi et la soirée, après avoir été voir le général de Rahoul et plusieurs de ses amis, à mettre ses affaires en ordre. Ce matin, 19 juillet, il est reparti pour Paris; nous l'attendons d'heure en heure. Il est près de six heures quand il arrive.

      —La guerre est déclarée! s'écrie-t-il, en franchissant la grille.

      Il nous annonce qu'il part le soir même à neuf heures. M. Freeman, M. Curmont et plusieurs autres viennent lui faire leurs adieux. Des télégrammes arrivent. Un de Delanoix, un de Raubvogel: Bonne chance et Heureux retour.

      —C'est une affaire de deux ou trois mois, tout au plus, dit mon père. L'Allemagne du Sud ne marchera pas; ou fera défection, suivant son habitude, après la première bataille perdue. Quant à l'armée prussienne, elle n'existe pas; je suis de l'avis du maréchal Le Boeuf, qui la nie. Les Prussiens font les malins, mais nous soufflerons dessus.

      —Ah! s'écrie M. Freeman, il n'y a pas un Français qui souhaite plus que moi le triomphe de la France.

      Et, très ému, il donne l'accolade à mon père.

      Jean-Baptiste, aidé de Lycopode, a préparé les cantines.

      —Rien n'est oublié, mon commandant, vient dire Jean-Baptiste; les cartes d'Allemagne sont sous les gilets de flanelle.

      —C'est moi qui les ai mises là, dit Lycopode. C'est plus facile à trouver.

      Lycopode, bien qu'elle cherche à le dissimuler, est troublée du départ de Jean-Baptiste.

      Quant à Jean-Baptiste, qui accompagne mon père à son nouveau régiment actuellement à Châlons, et qui fait partie du Corps d'armée commandé par le maréchal Canrobert, il paraît enchanté d'aller à la guerre.

      —Les Prussiens, dit-il, nous allons leur montrer ce que c'est que des hommes à poil.

      Le dîner est triste. Mon père se contraint pour être gai. Avant le dessert, je vais dire adieu à Jean-Baptiste qui part en avance à la gare, avec les bagages. Notre séparation est pathétique. Lycopode, tout d'un coup, éclate en sanglots, je rentre dans la salle à manger, le coeur gros. Là encore, une scène émouvante et rapide a dû avoir lieu; car ma grand'mère a les yeux rouges, et mon père a une larme au coin des paupières. Il me recommande d'être bien sage et bien obéissant pendant son absence, et refuse de m'autoriser à l'accompagner à la gare. Les émotions sont inutiles.

      Pourtant, quelques minutes plus tard, quand l'heure du départ a sonné, je sens qu'il est très ému lorsqu'il me serre sur sa poitrine; et il a peine à maîtriser son émotion aussi, lorsque ma grand'mère, après l'avoir embrassé, lui dit:

      —Au revoir, mon cher Paul, et n'oubliez pas que nous vous aimons de tout notre coeur et que nous ne cesserons pas de penser à vous...

      Je dois avouer que, bien que j'aie souvent pensé à mon père pendant les jours qui suivirent son départ, je n'ai pas pensé à lui exclusivement. Il y a tant à voir, tant à entendre partout! C'est comme une nouvelle vie qui a commencé pour moi, pour la ville, pour tout le monde. C'est le départ des troupes; c'est l'arrestation des faux espions; c'est ceci, c'est cela; c'est aussi la lecture des journaux. Lycopode, à l'insu de ma grand'mère, me fournit abondamment de feuilles publiques. Je trouve moyen, aussi, de m'échapper de temps en temps de la maison, et de me joindre aux bandes de garnements qui, divisés en Prussiens et en Français, se livrent à de terribles luttes. Il y a si longtemps que je rêvais de prendre part à leurs guerres! et je m'en donne à coeur-joie. Mes vêtements, cependant, témoignent par leurs accrocs de ma généreuse audace et de mes résistances désespérées, et ma grand'mère prend les mesures les plus strictes pour m'empêcher de figurer dans toute bataille en règle, voire même dans de simples escarmouches.

      Les vraies batailles, heureusement, vont commencer au delà du Rhin. Elles ont déjà commencé. Ce matin, le 3 août, nous avons pu lire le compte rendu de la grande victoire de Saarbrück. J'ai lu et relu le journal. Et, tout d'un coup, mes yeux se sont portés sur l'entrefilet suivant que je n'ai pas vu tout d'abord, perdu qu'il est à la fin de la troisième page.

      «Ce matin, à six heures, a eu lieu l'exécution, au Polygone de Vincennes, de l'espion allemand dont nous avions annoncé hier l'arrestation. Une cour martiale, réunie la veille, l'avait condamné à mort. Il avait le grade de lieutenant dans l'artillerie allemande, et se nommait Albrecht von Holzung.»

      Holzung... le colporteur du plateau de Satory...


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