L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


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n'osent même pas l'attaquer. C'est après Forbach, s'ils avaient su agir proprement, qu'ils auraient dû opérer un mouvement insurrectionnel. Mais ils ont peur de risquer leur peau. Ils attendent que les balles prussiennes aient couché à terre le dernier porte-drapeau qui tiendra la dernière aigle, pour envahir les Tuileries et y installer leur Marianne. C'est misérable.

      Ainsi M. Freeman, lui aussi, croit à la défaite complète de la France? Oh! que je voudrais que notre armée pût vaincre les Allemands, et qu'elle pût revenir vite, afin de faire taire M. Curmont, et sa bande, et tous ceux qui ne vont pas se battre, et qui insultent ceux qui se battent...

      Le 27 août, nous avons reçu une lettre de mon père, annonçant que l'armée de Châlons marche sur Steney et Montmédy, afin d'opérer sa jonction avec l'armée de Metz. Cette lettre ne contient que quelques lignes; elle paraît avoir été écrite à la hâte, et a mis plusieurs jours à nous parvenir. Que s'est-il passé dans l'intervalle? Les journaux donnent des informations contradictoires, et ma grand'mère et moi, très anxieux, nous attendons des nouvelles de moment en moment. Le 30, enfin, une nouvelle lettre arrive. Ma grand'mère la décachète avec émotion, la laisse tomber sur une table, hoche la tête d'un air désolé.

      Dans sa lettre, plus brève encore que la précédente, mon père nous apprend qu'il a reçu à la cuisse, pendant la marche, un coup de pied de cheval, qui le met hors d'état de remplir ses fonctions. Il vient d'être évacué sur l'hôpital de Châlons. Il a obtenu pour Jean-Baptiste la permission de l'accompagner. Il nous recommande de ne pas nous faire de mauvais sang; il espère pouvoir être sur pied dans quelques semaines; et il déplore la ridicule malchance qui l'éloigne du combat au moment où un grand conflit se prépare.

      Cette lettre me cause une déception énorme. Je m'étais attendu à des choses tellement différentes!... Depuis le commencement de cette guerre, tous mes espoirs ont été trompés, détruits, l'un après l'autre. Que de désillusions, que de mécomptes! J'ai, pour la première fois, le pressentiment, la notion confuse, de notre impuissance à diriger les événements, à lutter contre les circonstances. Quelle influence n'aura pas ce coup de pied de cheval sur la destinée de mon père? Qui aurait pu penser à une chose semblable? J'avais songé à des possibilités tragiques, et une blessure grave, même à la mort... Mais ce coup de pied de cheval...

      Le 2 septembre, arrive la nouvelle de la défaite essuyée le 31 août par Bazaine; le maréchal et ses troupes sont définitivement refoulés dans Metz. Le 3 septembre, au soir, les nouvelles sont plus mauvaises encore. On annonce l'écrasement complet de l'armée de Châlons; d'après les dires des journaux, l'armée française aurait capitulé à Sedan, et l'Empereur se serait rendu à l'ennemi avec 80.000 hommes. Le lendemain matin, ces informations sont confirmées; il n'y a plus à douter du désastre. Dans la soirée, la République est proclamée.

      Le nouveau gouvernement, sur des affiches qui tapissent les murs, déclare ceci: «Pour sauver la patrie en danger, le peuple a demandé la République. La République a vaincu l'invasion en 1792; la République est proclamée. La Révolution est faite au nom du Droit, du Salut public.»

      Et un journal, qui a peine à cacher la joie que lui cause la catastrophe, s'écrie: «Hier, la Prusse avait devant elle une armée; aujourd'hui, elle a devant elle un peuple...»

      Ça n'arrête pas les Prussiens, d'avoir devant eux un peuple au lieu d'une armée. Ah! non! Ça semble leur donner des ailes, au contraire. On dirait que ces barbares Teutons ne comprennent pas ce que ça veut dire: un Peuple. Ils n'ont pas l'air d'avoir le moindre respect pour les grands mots; mais on va leur montrer ce qu'ils valent. En attendant, il paraît qu'ils s'avancent vers Paris à marches forcées.

      M. Freeman disait hier à ma grand'mère que la lutte est devenue impossible; que la continuer dans des conditions déplorables ne serait que travailler au triomphe d'un parti; et que la France aurait tout intérêt à faire la paix. Mais M. Curmont pense autrement. Je ne lui parle pas, bien entendu,—et même je ne vois Adèle que de temps en temps à la dérobée—mais je l'entends. Il fait des discours de tous les côtés, crie, hurle, vocifère. Il dit que la guerre ne fait que commencer; qu'on luttera jusqu'au dernier grain de poudre, jusqu'au dernier morceau de plomb; que la paix ne sera possible que le jour où le dernier Prussien aura repassé la frontière. Il dit qu'il faut imiter nos pères, ces Géants.

      Cependant, on adjure les gens valides de s'enrôler pour la défense du territoire. Il n'y a pas beaucoup d'hommes valides, à Versailles; ou, au moins, le bureau de recrutement en voit très peu. L'autre matin, pourtant, un homme a franchi la porte de cet établissement, et a demandé à contracter un engagement. Il avait soixante-cinq ans et n'était pas Français. Comme on refusait de l'enrôler, à cause de son âge, il est sorti du bureau en pleurant. C'était M. Freeman.

      Quant à Albert Curmont, il déclare partout qu'il ne se présente pas à l'enrôlement parce qu'il est trop faible de constitution. C'est rigolo, mais c'est comme ça. Il n'a pas de faiblesse dans le gosier, néanmoins. Il crie presque aussi fort que son père, et c'est vraiment chouette. Il crie: Vive la République! Je sais ce que c'est que la République: c'est rigolboche (pour Albert Curmont). Il crie aussi quelquefois: Vive la République démocratique et sociale. Je ne sais pas ce que c'est que la République démocratique, et sociale. Je ne le saurai jamais.

      Le 8 septembre, nous recevons une lettre de mon père. Il nous apprend qu'il vient d'être évacué sur l'hôpital de Beauvais. Il va mieux.

      Les journaux annoncent, presque en même temps, que les Allemands se rapprochent de plus en plus de Paris. Il y a plusieurs généraux français qui pratiquent devant eux l'art difficile de la retraite, comme s'ils l'avaient inventé. Ils se replient en bon ordre. Voilà une consolation dans nos malheurs. Il est entendu que les Prussiens doivent trouver leur tombeau sous les murs de Paris; ils commettent la sottise de vouloir s'attaquer à la Ville-Lumière, mais c'est une faute qu'ils vont payer cher. Pourtant, pour plus de précautions, on organise la résistance en province. Le Gouvernement, dont le borgne qu'on appelle Léon est l'un des principaux personnages, choisit pour cette besogne les hommes les plus compétents. C'est ainsi qu'Albert Curmont vient de recevoir la mission d'aller former un camp en Bretagne. Il y a des cas, a-t-on dit, où c'est le poste qui honore l'homme. Le Gouvernement de la Défense Nationale a voulu faire une règle de cet aphorisme. Les hommes qu'il choisit ont tous besoin d'être honorés. M. Curmont fils est parti de Versailles en grande pompe, chargé des bénédictions républicaines de M. Curmont père, au bruit des applaudissements républicains d'une population, hier encore férocement bonapartiste, qui l'accompagne de ses voeux.

      Le 12 septembre, nous recevons une lettre de mon père. Il nous apprend qu'il vient d'être évacué sur l'hôpital de Melun. Il va mieux.

      Les journaux annoncent, presque en même temps, que les Allemands se rapprochent de plus en plus de Paris. Une fièvre patriotique s'empare de la population de la ville. L'enthousiasme est à son comble. La nuit dernière, vers dix heures, des bandes ont passé devant la maison, en insultant ma grand'mère.

      —Mort aux espions prussiens! A bas la vieille Prussienne!

      Le 14 septembre, nous recevons une lettre de mon père. Il nous apprend qu'il vient d'être évacué sur l'hôpital de Chartres. Il va mieux.

      Les journaux annoncent, presque en même temps, que les Allemands arriveront sûrement devant Versailles dans quelques jours. M. Curmont se frotte les mains.

      —Laissez-les seulement s'installer ici, dit-il, et vous verrez combien de temps les troupes de Paris, renforcées par les recrues que mon fils va leur envoyer de Bretagne, mettront à les en faire sortir.

      Mais M. Freeman est d'un autre avis. Il dit qu'il serait honteux, absolument honteux, de ne point défendre la ville. Et il assure que c'est en défendant le territoire pied par pied qu'on pourra lasser les Allemands, et les obliger à la retraite. La foule, que fait vibrer un grand enthousiasme patriotique, se range à son avis. On exalte M. Freeman; on dit que c'est vraiment beau pour un Anglais d'aimer autant la France; on loue très fort l'énergie britannique. M. Curmont lui-même se voit obligé d'avouer que M. Freeman a raison. Il ne peut pas trouver assez d'éloges


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