L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


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Toujours. Et, pour ne pas être en reste de politesse, je déclare à Adèle que les républicains excitent grandement ma curiosité, et que je voudrais bien en voir. En quoi, d'ailleurs, je n'exagère pas.

      M. Curmont est bien républicain; mais il ne m'amuse pas, parce que, lorsqu'il a fini de lire les journaux, il se met à grogner et à maugréer sans interruption. Il dit que c'est honteux, abominable. Il y a deux cent mille fonctionnaires. «L'agence électorale de la tyrannie», dit-il. Ces fonctionnaires sont tous amis et parents des gens en place. «Le népotisme», dit-il. On ne sait pas où va l'argent des contribuables. «La corruption impériale», dit-il. Il assure qu'il y a des scandales financiers qu'un gouvernement césarien, seul, peut engendrer. «Jecker», dit-il. Il se moque aussi des Allemands qui bâtissent des systèmes. «La métaphysique», dit-il. Je me demande avec anxiété si tous les républicains sont pareils à M. Curmont, et si le grognement est leur caractéristique.

      Mais tous les républicains ne sont pas comme M. Curmont. Son fils Albert, par exemple, ne lui ressemble pas du tout. D'abord, il n'a pas de barbe; à peine trois ou quatre poils sous le nez; il est presque complètement chauve. Il a un profil en lame de serpe, des dents gâtées; des yeux verdâtres dont la prunelle tremblotte, comme baignée d'une viscosité jaune, entre des paupières en jambon. Les narines aussi se bordent de rouges, les oreilles se décollent et les épaules s'effacent. Ensuite, M. Albert Curmont est très gai. Il trouve l'univers, et tout ce qui s'y passe, très rigolo. Victor Noir a été tué: «C'est rigolboche!» La candidature Hohenzellern va amener des complications: «C'est rien rigolo.» Quand la France aura été battue à plate couture, elle vomira l'Empire, et la République sera proclamée: «Chouette, papa!» L'Empire a commencé dans le sang, il finira dans le sang: «Mince de rigolade!» M. Albert Curmont a l'air très fatigué; en fait, on dirait qu'il n'en peut plus. Son père dit qu'il «passe les nuits». Ça doit être bien mauvais pour les cheveux.

      Ça fait donc deux républicains que je connais. Mais je suis destiné à en connaître bien d'autres. Pour commencer, une après-midi que je vais voir Adèle à l'improviste, j'en aperçois une bonne demi-douzaine. Ces messieurs sont assis dans le jardin, à l'ombre des arbres, autour d'une table surchargée de verres et de bouteilles. Ils ont l'air fort satisfaits d'eux-mêmes; assez râpés, et débraillés au possible, le gilet déboutonné, la chemise douteuse, la cravate de travers. Ils mènent grand bruit, disant que la France est prête à se réveiller et qu'ils tiennent la République; la République qu'ont bien gagnée leurs labeurs herculéens. Ils appellent l'Empereur, Badinguet; et le Petit Prince, Oreillard. Quand ils apprennent que je suis le fils d'un officier, ils jettent sur moi un regard étrange, chargé de compassion; et l'un d'eux, que les autres appellent Léon, déclare que le règne des traîneurs de sabre est passé. Ce Léon a une tignasse de photographe qui conserve tous ses clichés; une voix de dentiste, nourri de cuisine à l'huile; un nez de circoncis, et un oeil. N'a qu'un oeil. L'autre est dans la tombe; ou plutôt, dans la châsse de la légende. C'est la châsse de la légende. Ce Léon est évidemment, ici, le personnage important; il semble avoir laissé prendre un grand nombre d'hypothèques sur son savoir-vivre.

      Autour de lui, se groupent plusieurs individus dont la Renommée s'apprête à souffler les noms dans sa trompe de carnaval. L'un, qui sangle son ventre à la Prud'homme d'un gilet à la Robespierre; un autre, qui trouve moyen de parler belge avec un accent badois; un autre, qu'on appelle Petit-Gris, et qui a l'air d'un crapaud—un crapaud qui jouera le rôle de la grenouille dans le bocal barométrique où se conserve l'échelle sociale—; deux autres, qui ont des manières de sergents de ville et des figures de malfaiteurs. Ces deux-là me font presque peur. Ils se ressemblent tellement qu'on dirait deux frères.

      —Ils le sont, me dit Adèle. Ils sont les frères de Me Larbette, le notaire de Preil qui vient souvent voir papa. Il les appelle les deux vauriens.

      —Pourquoi?

      —Je ne sais pas. En tous cas, tous les gens qui sont là vont être au pouvoir avant peu, et ils donneront une belle place à Albert. Tu verras ça.

      Je le verrai, peut-être; mais, en attendant, je ne sais vraiment que croire. Je pense, au fond, que tous ces êtres-là sont fous. Comment peuvent-ils avoir l'idée de prendre la place de l'Empereur? Comment peuvent-ils penser, comme je le leur ai entendu dire, que les armées vont être supprimées? Est-ce que mon père ne le saurait pas, si c'était vrai!... Et pourtant, s'ils ont raison, je sens que toutes mes chances d'avenir doivent disparaître. Que pourrais-je faire dans l'existence, si je ne puis pas être officier?

      Ces questions graves me troublent énormément. Je voudrais bien savoir comment les résoudre; mais j'ignore à qui faire part de mes inquiétudes. Ma grand'mère, je le sais, n'entend guère la politique. M. Freeman est Anglais et n'est certainement que très imparfaitement au courant des affaires de la France. Quant à M. Curmont, je sens qu'il manquerait d'impartialité. Ah! si mon père était là, on le général de Rahoul, ou le cousin Raubvogel, ou même Jean-Baptiste!...

      Mais, il me vient une idée. J'ai souvent entendu parler de la haute intelligence et des grandes qualités de Me Larbette, le notaire de Preil; je l'ai vu plusieurs fois; c'est un petit homme, difforme, bossu, mais avec des yeux pleins de vivacité, et qui ne me déplaisent pas. Ce n'est qu'un officier ministériel, il est vrai; donc, un officier avec une adjonction péjorative; mais je sens qu'on ne doit pas en vouloir à un homme d'être un pékin, lorsqu'il a l'air intelligent et qu'il est infirme. Comme Me Larbette vient souvent voir M. Curmont, à présent, je saisirai la première occasion de lui demander son opinion; je lui demanderai, simplement, s'il pense que les armées vont être supprimées, et s'il croit que je n'aurai pas le temps de devenir officier.

      L'occasion se présente. Une après-midi que je suis venu voir Adèle, Me Larbette arrive, me dit bonjour en traversant le jardin, me tapote amicalement la joue, et entre dans la maison. Un moment après, Mme Curmont appelle sa fille pour sa leçon de piano, et je reste seul dans le jardin. Je m'approche de la fenêtre du salon, dans lequel parlent le notaire et M. Curmont, et j'écoute. J'en suis presque pour mes frais d'espionnage. Il n'est question, dans la conversation entre les deux hommes, que de choses que je ne comprends pas. Ils ne parlent que de transactions à opérer, de valeurs à vendre ou à acheter, de propriétés à transférer, d'ordres à donner, de Bourse, et de la nécessité de se hâter, car les événements vont se précipiter. M. Curmont déclare qu'il ne faut rien oublier, car l'occasion qui va s'offrir est de celles qui ne se présentent pas deux fois. Me Larbette, en ricanant, dit qu'il a tout prévu. Il dit qu'il est enchanté de son Ingénieur.

      —L'Ingénieur va on ne peut mieux. En voilà un que j'ai couvé! J'entretiens la smala depuis assez longtemps pour que ma philanthropie désintéressée me rapporte de jolis bénéfices. L'Ingénieur est le résultat le plus complet qu'ait jamais fourni l'Ecole Polytechnique. Cet homme-là, c'est l'x incarnée; pas d'opinions, pas de convictions, pas de coeur, pas de sentiments d'aucune sorte. Et intelligent avec ça! Habile à se faufiler; une souris!... Vous verrez... Il pioche la stratégie et la tactique, dans les meilleurs auteurs, à vous en faire venir les larmes aux yeux. Ah! il nous prépare un ministre de la guerre comme les nations n'en ont pas vu souvent. Ha! ha! Et vous verrez que, grâce à lui, je finirai par faire quelque chose de mes deux vauriens de frères. Ha! Ha!...

      Je prends le parti d'abandonner mon poste, sous la fenêtre. Je regrette d'avoir écouté—peut-être parce que je n'ai pas compris.—Et quand Me Larbette sort de la maison, bien qu'il vienne seul faire un tour dans le jardin afin de regarder les rosiers, bien qu'il m'adresse la parole à plusieurs reprises, je me sens tout honteux de ce que j'ai fait, et je n'ose lui poser aucune question.

      Mais je prends ma revanche, quelques jours plus tard. Pas avec Me Larbette; avec son premier clerc, M. Hardouin; ce M. Hardouin vient très souvent voir M. Curmont depuis quelques jours, et il a avec lui des entretiens qui durent peu. Après quoi, M. Curmont sort en toute hâte, généralement avec une grande serviette d'avocat sous le bras, et se dirige vers la ville; M. Hardouin attend son retour; quelquefois, pendant plusieurs heures. C'est justement ce qui vient d'arriver. Et M. Hardouin est venu se promener dans le jardin, où je suis en train de m'amuser, tout seul, à ratisser une allée. M. Hardouin est


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