L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


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peut-être me donner des nouvelles de mon père.

      Il est assis dans son jardin, quand j'arrive, avec son fils et quelques amis de celui-ci qui viennent de Paris. Ils discutent tous à grand bruit, en présence d'un nombre imposant de bouteilles de bière.

      —Badinguet, s'écrie M. Curmont, n'a même pas le courage d'abdiquer!

      —Tant mieux! répond le jeune homme à l'oeil crevé, que les autres appellent Léon. S'il peut encore contribuer à un nouveau désastre, nous sommes sûrs de notre affaire.

      —Chouette! glapit Albert. Ce ne sera pas trop tôt.

      —La France ne peut vaincre, dit sentencieusement le têtard qu'on appelle Petit-Gris, tant qu'elle conservera l'Empire. Qu'on proclame la République, et les jours de Valmy reviendront.

      —Ce sera rien chic! déclare Albert.

      —En tous cas, dit M. Curmont, l'Empire, ce fumier, peut se flatter d'avoir travaillé pour nous, en déclarant cette guerre. Fameuse idée! Laissez seulement les Prussiens envahir la Champagne, et vous verrez quel coup de balai le lion populaire donnera dans les Tuileries.

      —Mince de rigolade! ricane Albert. L'autre jour, en lisant le compte rendu de la bataille de Gravelotte, je me tenais les côtes. C'est tordant!

      Moi, les comptes rendus des batailles ne me font pas rire. J'ai même un pressentiment que mon père y a été blessé ou tué, à cette bataille de Gravelotte qui fait tant rire Albert. Pourquoi rit-il d'une bataille, celui-là? Les batailles ne les font pas rire, ceux qui se sont battus! Pourquoi ne vont-ils pas se battre, ceux-là? Qu'est-ce qu'ils font là, ce Léon, ce Petit-Gris, et cet Albert, qui vident ici des bouteilles à l'ombre, tandis que les bouches des canons, là-bas, vomissent du feu sous le soleil?...

      M. Curmont m'aperçoit, vient à moi, et s'enquiert du motif de ma visite. Mais la colère refoule les paroles dans ma gorge, et je puis à peine prononcer quelques mots sans suite.

      —Tu viens voir Adèle? Elle est dans la maison, avec sa mère. Tu peux aller jouer avec elle.

      —Pourvu qu'elle ait fini ses exercices! s'écrie Albert.

      Mais je préfère ne pas voir Adèle aujourd'hui; je préfère ne voir personne, et je rentre à la maison. Bien m'en prend! Une lettre de mon père, qui est restée plusieurs jours en route, est arrivée pendant mon absence. Le Corps d'armée du maréchal Canrobert n'a pu parvenir entièrement à Metz; la brigade des gardes-dragons allemands, avec une compagnie d'infanterie qui avait été envoyée dans des voitures, a coupé la ligne du chemin de fer à Dieulouard; et quatre trains, pleins de troupes du sixième Corps, parmi lesquelles se trouvait mon père, ont été obligés de retourner à Châlons. Ces troupes doivent faire partie du nouveau douzième Corps, qu'on se hâte de former.

      —Dieu soit loué! s'écrie ma grand'mère. Nous sommes enfin fixés sur le sort de ton père. Nous savons au moins qu'il n'a pas été l'une des victimes de ces affreux carnages autour de Metz. C'est tellement horrible, ces boucheries! Si les lettres pouvaient arriver plus rapidement!... Enfin, je suis bien contente...

      Moi aussi, je suis bien content. Pourtant je dois avouer que j'ai éprouvé comme une déception en apprenant que mon père n'a point assisté aux grandes batailles de ces jours derniers. Il aurait eu tant de choses à me raconter, à son retour! Et il aurait certainement accompli des actions d'éclat, gagné des grades; peut-être qu'il serait général, à l'heure qu'il est... Je lui écris une longue lettre, dans laquelle je le prie de me donner tous les détails possibles, lui promettant d'être bien sage pour la peine. J'hésite pendant longtemps à lui parler de ce que j'ai entendu chez M. Curmont; peut-être pourrait-il le faire savoir à l'Empereur, et l'on mettrait en prison Albert, Léon et Petit-Gris. C'est ça qui serait rigolo! Pourtant, je sais qu'il ne faut jamais rapporter. Et après avoir sucé très longtemps le manche de ma plume, je me détermine à ne rien dire. C'est juste à ce moment qu'entre Lycopode qui vient me prier de présenter ses compliments à mon père et de demander, incidemment, des nouvelles de Jean-Baptiste. Excellente idée! Je pourrai ainsi terminer mes quatre pages. Moi qui oubliais Jean-Baptiste!...

      Il y a encore bien d'autres personnes que j'oublie. Je m'en aperçois en pénétrant dans la chambre de ma grand'mère à laquelle je vais remettre ma lettre, et que je trouve occupée à écrire en allemand. Tout d'un coup, je me rappelle mon oncle Karl. C'est à mon oncle Karl qu'elle écrit.

      —Oui, mon enfant; je ne sais rien de ton oncle depuis le commencement de cette terrible guerre. C'est tellement affreux! Penser que les hommes, que cependant Dieu a doués de raison, s'entre-déchirent comme des bêtes fauves! Pourquoi ne vivent-ils pas tous en frères? C'est tellement odieux et bête, ces haines de nation à nation! Oh! les gens qui entretiennent ces sentiments sauvages sont de bien grands misérables!

      J'essaye de comprendre ma grand'mère, de penser comme elle, mais je ne peux pas; je ne peux pas dire que j'aime la guerre, car je ne l'ai pas vue. Mais j'aime les récits que j'en ai entendu faire; je ne connais rien de plus intéressant. Il y a peut-être des choses plus intéressantes, mais je ne les connais pas. Il existe sans doute beaucoup de gens comme moi, puisque presque tout le monde aime la guerre. Comment comprendre des choses pareilles? J'aime beaucoup mon oncle Karl, et je serais vraiment désolé s'il était blessé. Mais je hais les Prussiens de tout mon pouvoir. Pourquoi ont-ils battu les Français? Ils me font ressentir une colère que je ne peux pas exprimer.

      Et pourtant, l'autre jour, j'ai ressenti contre un Français une colère plus grande encore. M. Freeman, le vieil Anglais qui aime tant la France, était venu me chercher pour faire une promenade au parc. Au retour, comme il était un peu fatigué, il s'est assis à la terrasse d'un café et m'a offert un verre de bière, comme à un homme. Il a demandé un journal, qu'il s'est mis à lire. A l'intérieur du café, plusieurs personnes discutaient avec animation; et, par les fenêtres ouvertes, le son de leurs voix parvenait jusqu'à nous.

      —Si nous sommes vaincus, disait l'une de ces voix, que je crus reconnaître, nous ne le devons qu'à l'indiscipline et au manque de patriotisme de notre armée prétorienne, et à l'impéritie honteuse de ses chefs. Que peut-on attendre de traîneurs de sabres, de coureurs de femmes, de piliers d'estaminets dont toutes les études militaires n'ont consisté que dans l'absorption d'absinthes sans nombre et dans le pillage de Bédouins sans défense! Nos officiers ne sont qu'un ramassis d'ivrognes et de vauriens, et chaque fois que j'apprends qu'ils ont été battus, j'applaudis. J'en ai un pour voisin, malheureusement, et c'est un échantillon complet de l'espèce; il a fait mourir de chagrin sa femme, il a fait une esclave de sa belle mère, et il élève son fils de telle façon que ce petit garnement deviendra, comme son père, un vrai gibier de potence...

      Un brouhaha s'est produit, et il m'est devenu impossible de distinguer les paroles. Très rouge, je me suis tourné vers M. Freeman qui, impassible, lisait toujours son journal. Mais, avant que j'aie pu prononcer un mot, la voix s'est élevée de nouveau.

      —C'est du lieutenant-colonel Maubart que je parle...

      Alors M. Freeman s'est levé. Il a posé tranquillement son journal sur la table et s'est dirigé vers l'intérieur du café, où le silence le plus complet a accueilli son entrée. Un instant après j'ai entendu sa voix, calme et claire, qui disait:

      —Monsieur Curmont, vous avez grand tort de parler comme vous le faites, et surtout d'insulter un absent. Je ne comprends pas comment, sous prétextes d'opinions politiques, un Français peut considérer les revers de son pays comme des triomphes personnels. Je n'admets pas, surtout, lorsqu'on se tient prudemment à l'écart de la lutte, qu'on injurie un homme qui, quelles que soient ses convictions, défend sa patrie. Dorénavant, je vous préviens que je prendrai à mon compte les propos qui seront tenus sur le colonel Maubart. N'oubliez pas.

      M. Freeman est sorti et m'a emmené. Au tournant de la rue, je lui ai serré les mains avec effusion, et j'ai voulu lui dire combien je lui étais reconnaissant de ce qu'il venait de faire.

      —C'est bon, c'est bon, a-t-il dit de sa grosse voix; tu n'iras plus voir les Curmont, et n'en parlons plus.


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