L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


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les pluies récentes ont dû faire grand bien; de ses plantations de jeunes arbres. Il aspire au repos et croit que la résistance des Français touche à sa fin.

      Dès le lendemain de la bataille de Sedan, la marche rapide sur Paris a été décidée. Le danger d'une intervention étrangère en faveur de la France avait été écarté par les premières victoires allemandes. Bismarck émit donc l'opinion, opinion qu'il fit prévaloir, qu'une attaque immédiate de Paris était nécessaire, «Paris est la France, dit-il. Le seul moyen d'éviter toute intervention de puissances actuellement neutres, et de terminer rapidement la guerre, c'est de prendre Paris au plus vite.»

      On a discuté, nous apprend le colonel, au sujet de la façon dont il conviendrait d'attaquer Paris. L'opinion prussienne est que le plus grand ennemi des forteresses est le nombre de leurs défenseurs, la quantité des bouches qu'il faut nourrir. L'avis de l'État-Major général, par conséquent, fut que la famine était non seulement le meilleur moyen, mais en vérité le seul moyen de venir à bout de la résistance parisienne. Au commencement de septembre, les généraux allemands, et même les généraux français (Mac-Mahon, par exemple), pensaient que Paris n'essayerait pas de se défendre sérieusement. Après Sedan, Moltke et von Roon étaient convaincus qu'il capitulerait après une quinzaine de jours. L'État-major avait fait une évaluation beaucoup trop faible des approvisionnements de la capitale française. Du reste, à Paris même, on ne savait guère à quoi s'en tenir sur ce point. Mais quelques jours avant d'arriver à Versailles, les Allemands furent informés, de source sûre, que Paris faisait tous ses préparatifs pour une défense sérieuse, et qu'une nouvelle armée se formait sur la Loire.

      Quand les troupes allemandes arrivèrent à Versailles, la résolution était prise de bloquer Paris et d'assurer aux forces assiégeantes l'appui de l'artillerie de siège. Pour amener le matériel d'artillerie, aucune voie ferrée n'existait d'une façon continue; la ligne directe était interrompue à Toul. Cette place n'avait pas encore capitulé; et Strasbourg ne capitula que le 28 septembre. On ne pouvait donc se servir que de la ligne de Nanteuil, pour le service des subsistances aussi bien que pour celui du matériel de siège; de sorte que les transports souffraient d'interruptions continuelles. Le roi, Bismarck et Roon commencèrent à croire alors que la guerre durerait plus longtemps qu'ils ne l'avaient pensé.

      Moltke, pourtant, ne modifia guère son opinion; il maintint que Paris n'avait point de vivres et ne pourrait résister au delà de quelques semaines. Il croyait aussi que le parti radical ou révolutionnaire ferait preuve d'une grande énergie, qu'il terroriserait les classes dirigeantes et hâterait la reddition de la ville. On ne savait que lui répondre, car l'incertitude continuait à régner au sujet des approvisionnements de Paris; quelques-uns estimaient que les vivres manqueraient à la ville après trois ou quatre semaines; d'autres pensaient qu'ils ne lui feraient pas défaut avant trois on quatre mois. Le colonel assure qu'il partage cette dernière opinion.

      Le 9 octobre, c'est-à-dire au moment où le bruit courut à Versailles que Gambetta avait quitté Paris en ballon, le siège en règle avait été résolu. Depuis quelques jours, les préparatifs se font activement; d'énormes canons sont débarqués au chemin de fer et traînés dans la direction de Paris par d'interminables attelages; on assure que la capitale va être bombardée comme l'a été Strasbourg. Il paraît que ç'a été terrible, à Strasbourg. J'ai entendu faire, là-dessus, des récits qui vous donnent la chair de poule. Mais ne sont-ils pas un peu exagérés?

      Ils ne sont pas exagérés le moins du monde. J'en ai maintenant la preuve certaine, indiscutable. Et qui croyez-vous qui me l'ait donnée, cette preuve? Qui croyez-vous qui vienne de me l'apporter, là, tout à l'heure? J'aime mieux ne pas vous faire languir, car vous ne devineriez jamais. C'est M. Raubvogel, le cousin Raubvogel, lui-même, en personne, avec son doux sourire et sa belle barbe.

      Il est arrivé, il y a deux heures à peine, à Versailles et a tout juste pris le temps de secouer la poussière du voyage, avant de venir nous voir. Il a amené Mme Raubvogel. Estelle me semble plus jolie encore qu'il y a quatre mois; elle est aussi vive, aussi gracieuse; ses yeux bleus, seulement, semblent avoir pris une teinte plus foncée. Mais, à l'examen, je m'aperçois qu'ils ont seulement changé d'expression; et que l'expression qu'ils ont prise est précisément celle des yeux de son mari. Les époux Raubvogel ne sont pas venus les mains vides; ils ont apporté un grand nombre de cadeaux; il y en a pour ma grand'mère, pour moi, pour mon père «quand il reviendra de la guerre avec les étoiles de général», dit Raubvogel, et même pour Lycopode. Raubvogel fait preuve d'une politesse pleine de vénération à l'égard de ma grand'mère, qu'il a à peine entrevue au mois de juin, et qu'aujourd'hui il appelle «ma tante» gros comme le bras.

      —Oui, ma tante, dit-il, pas un jour ne s'est écoulé depuis le commencement de ces temps d'épreuves sans que nous pensions à vous. Vous savoir seule ici, sans appui, avec ce cher enfant, était pour nous un tourment de tous les instants. Ne pas avoir de nouvelles des gens qu'on aime, est une chose terrible. Ah! c'est alors qu'on sent quelle est la puissance des liens de famille! Je disais tous les jours à Estelle: Pourvu qu'il n'arrive rien de fâcheux à notre chère tante (et aussi, ajoute-t-il, à notre gentil petit cousin)! Pourvu qu'il ne leur arrive rien de fâcheux! Estelle me répondait: Ne crains rien; la providence veillera sur eux.

      —Oui, dit Estelle en essuyant ses yeux qu'est venue mouiller une larme, je répondais ça...

      Ces démonstrations ne semblent pas produire un effet énorme sur ma grand'mère; mais Raubvogel se montra si prévenant et si aimable, Estelle si pleine d'attentions délicates, que je sens fondre peu à peu la froideur qu'a d'abord témoignée mon aïeule. Elle arrive bientôt à dire: «ma chère nièce» à Estelle; et même, deux ou trois fois, elle appelle Raubvogel «mon neveu».

      Les époux Raubvogel restent à dîner avec nous. Ils sont enchantés. En-dehors de la joie bien naturelle qu'ils ressentent à se trouver dans leur famille, ils éprouvent un grand plaisir à entendre, de temps en temps, tonner le canon.

      —Cela prouve, dit le cousin, que la guerre n'est pas finie, quoi qu'en disent messieurs les Teutons. Mon idée est qu'avant longtemps ils vont se voir obligés de repasser la frontière, il doit y avoir un châtiment pour tous les crimes...

      Raubvogel s'arrête soudain, pris d'une quinte de toux; mais en même temps, il ne quitte pas des yeux ma grand'mère, dont il surveille attentivement l'expression et cherche visiblement à deviner les sentiments. Il n'a pas oublié, en effet, que bien que Française, elle fut la femme d'un Allemand; et que si son gendre est officier dans l'armée française, son fils combat dans l'armée prussienne. Il sonde le terrain, comme on dit, et cherche à savoir de quel côté se ranger. Ma grand'mère n'ayant pas soufflé mot, Raubvogel comprend, cesse de tousser et continue:

      —Je dis qu'il doit y avoir un châtiment pour tous les crimes que fait commettre la guerre. Si les Allemands se sont livrés à des excès regrettables, les Français sont loin d'être sans reproches; je ne cherche à innocenter ni les uns, ni les autres. Mais je ne veux pas les blâmer non plus; ce n'est pas l'homme qui est coupable; c'est la guerre, l'affreuse guerre, qui arme les uns contre les autres des êtres qui sont faits pour s'entendre et pour vivre en frères.

      —Ah! que vous avez raison, mon neveu! s'écrie ma grand'mère. Voilà ce que j'ai toujours pensé.

      Et Raubvogel parle de la fraternité des peuples, qui serait si belle, et de l'horreur de la guerre. Il espère, cependant, que les Français pourront remporter une ou deux victoires, ce qui leur permettrait de signer une paix honorable; chose qui serait à l'avantage des deux nations. Ma grand'mère le pense aussi.

      —Voilà pourquoi, affirme Raubvogel, je disais que je suis heureux de voir la lutte continuer. C'est de cette façon seulement qu'elle pourra prendre fin. Ah! la paix! Quand aurons-nous la paix?

      Les sentiments pacifiques des époux Raubvogel sont tellement vifs qu'il leur était impossible de demeurer en Alsace, dans ce pays qui peut-être doit cesser bientôt d'être français. Ils ont donc cédé, à perte, l'établissement qu'ils exploitaient à Mulhouse. Et que comptent-ils faire, à présent? Ils ne savent pas encore. M. Delanoix, le père d'Estelle, doit venir


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