L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien
est-ce que les Prussiens n'auront pas à payer pour tous ces objets?
—Si, et plutôt deux fois qu'une. Autrement, ils s'apercevraient du mauvais tour qu'on leur veut jouer.
—Alors, c'est pour ça qu'ils sont sans cesse en rapport avec les autorités allemandes, et qu'ils demandent des autorisations?...
—Oh! s'écrie Schurke en m'interrompant, ils ne demandent rien par eux-mêmes; ils ne voudraient pas se compromettre avec l'ennemi. C'est Mme Raubvogel qui demande pour eux; et c'est par son canal qu'on obtient tout. Rappelez-vous ça, Monsieur Jean; ça pourra vous servir plus tard. Quand on veut obtenir quelque chose, et quand on a une jolie femme, c'est elle qu'il faut envoyer faire les demandes. Elle n'a qu'à aller de l'avant, et ça réussit toujours.
C'est bien extraordinaire; je me demande encore si Gédéon ne se moque pas de moi. Pourtant, tous les habitants de Versailles, tous les gens qui vivent auprès de moi, semblent envisager les choses de la même façon que lui... A tout hasard, je me risque à remarquer:
—Il serait peut-être encore plus simple, pour venir à bout de l'ennemi, de prendre un fusil et de lui tirer dessus.
—J'aurais pensé de la même façon, il y a seulement quinze ans, répond Schurke avec son sourire bizarre. Mais l'expérience m'a instruit. D'ailleurs, elle m'a instruit trop tard; autrement, je ne serais pas aujourd'hui un valet de pied... Quand j'ai compris qu'il faut hurler avec les loups, j'avais usé ma voix à hurler contre eux... Pour en revenir à notre façon spéciale de conduire les hostilités, je dois vous dire que le grand point, à la guerre, est bien moins l'affaiblissement de l'adversaire, que l'augmentation des forces dont on dispose. Nous augmentons nos forces. Mous nous réservons pour la revanche future. Aussi, lorsque les Allemands, après être sortis de France, voudront y revenir, ils auront les idées les plus fausses sur la véritable force du pays, et seront aisément battus.
—Et alors, vous irez à la guerre, à la vraie guerre?
—Ça dépend, répond Schurke au bout d'un instant. Si je ne possède rien, je n'irai pas. Si je possède quelque chose, j'irai. A moins, bien entendu, que je ne trouve des gens qui ne possèdent rien disposés à aller se battre pour moi.
Là-dessus, Gédéon Schurke me salue et se retire. Je reste perplexe. Je méprise cet homme, je méprise ce qu'il m'a dit, et cependant il m'intéresse. Je ne regrette pas les cinq francs que je lui ai donnés. Même, je me rends compte que j'aurais voulu parler plus longtemps avec lui. Il y a tant de choses que je ne m'explique pas et que je voudrais comprendre! Je me souviens des questions que j'ai posées il y a quelques mois, à Adèle Curmont, et auxquelles elle n'a pu répondre. Les réponses de Schurke, au lieu de me satisfaire, ont évoqué devant mon esprit tout un monde de questions nouvelles. Je ne sais ni que croire, ni que penser. Je me sens tourmenté, mal à l'aise, un peu honteux, et plus pour les autres que pour moi-même. C'est comme si une série d'événements, des faits racontés, des actes vus, des phrases entendues, des paroles surprises, avaient tiré hors de moi quelque chose qui, je le sens, va me quitter de plus en plus. J'ai su depuis les noms de ce quelque chose: la confiance et la sincérité.
J'éprouve, malgré moi, une grande satisfaction à voir Delanoix et les époux Raubvogel quitter Versailles. Ils partent pour le nord de la France. Ils promettent à ma grand'mère de faire tous leurs efforts pour avoir des nouvelles de mon père; en tout cas, ils écriront le plus souvent possible. Je pense que ces lettres me permettront peut-être de satisfaire la curiosité, mélangée de soupçon, qu'ils m'inspirent.
Mais des nouvelles importantes, que nous donne le colonel prussien qui loge chez nous, viennent distraire mon attention. Metz a capitulé... Les Allemands, par des réjouissances et des illuminations, célèbrent leur triomphe. Le colonel est d'avis que la guerre touche à sa fin; la continuer serait, de la part des Français, pure folie. C'est aussi l'opinion du Feldmarschall von Moltke qui a donné, le 27 octobre, l'ordre d'interrompre le transport du matériel d'artillerie de siège. Cet ordre a causé, chez plusieurs hauts personnages, particulièrement Bismarck et von Roon, une indignation profonde. Ils parlent d'influences non militaires, etc. Ils déclarent avoir hâte d'en finir.
Les gens qui dirigent la France à présent n'ont point la même impatience. Le 31 octobre, ils s'opposent, à Paris, à une tentative du parti avancé qui voudrait, enfin, faire quelque chose. Le même jour, à Tours, ils décrètent la levée en masse. La levée en masse. Les pauvres diables, les pauvres hères, les Pauvres, forcés de prendre les armes. Les Riches, faisant des neuvaines pour la paix; pour la guerre; ou faisant des affaires; avec les Français; ou avec les Allemands. Les républicains de la République à N'a-qu'un-Oeil, en des abris confortables, pondant des proclamations terrifiantes et prêchant la guerre à outrance.
Les Pauvres, cependant, vont se faire tuer. Ils ont des Mots à défendre: France, République, Honneur, Patrie. Vêtus de mauvaises blouses et de pantalons de toile, chaussés de souliers de carton, mal armés, affamés, conduits par des chefs incapables, qui se vengent sur leurs soldats de leurs continuelles défaites, ils vont se faire tuer. Et puis, c'est la neige, le froid terrible, la famine, encore la trahison. Et puis ce sont les marches imbéciles, les retraites imbéciles, les carnages imbéciles. Et puis—et puis;
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