L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


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      Pour défendre la ville, il faut des fusils; et pour avoir des fusils, il faut des fonds. M. Freeman les offre.

      On prend son argent.

       Table des matières

      Des soldats français, isolément ou par petits groupes, arrivent constamment dans la ville. Éclopés, égarés, traînards, fuyards. Ils viennent on ne sait d'où, ils ne savent d'où; de partout où l'on s'est battu, où l'on fut battu, où l'on a battu la charge, où l'on a battu en retraite; où l'on a avancé, reculé, piétiné, lâché pied; de partout où les arrêta l'ennemi, ou bien des blessures, ou bien la fatigue, ou bien le dégoût.

      J'aurais voulu les voir; malheureusement ma grand'mère me défend de sortir. Mais Lycopode les a vus. Il paraît que ces malheureux sont dans un état lamentable et que leur aspect fait frémir d'horreur et de pitié. Noirs de hâle, de poudre, de poussière et de boue, leurs uniformes en haillons, ils traînent le long des rues leurs pieds meurtris et sanglants, accusant tout haut leurs chefs de les avoir trahis et vendus, et disant qu'il n'y a plus de France. On les pousse, en dépit de leurs menaces, de leurs jurons et de leurs insultes, dans les trains qui partent pour Paris.

      —Ah! monsieur Jean, ce n'est pas les mêmes que nous avons vu partir! C'est pas Dieu possible que ce soit les mêmes. C'est vraiment pas possible.

      Et Lycopode me raconte, dix fois de suite, ce que lui ont dit quelques-uns de ces malheureux, à qui elle a parlé et offert un peu d'argent. Depuis le début de la campagne, ils ont constamment manqué de vivres et de munitions, et ils ont été conduits à la tuerie par des généraux qui sont tous vendus aux Prussiens.

      Ça, c'est une chose que je ne peux pas croire. L'idée que le maréchal Bazaine, le général de Lahaye-Marmenteau ou le général de Rahoul aient pu se vendre à l'ennemi, me semble ridicule à l'extrême. Mais les soldats ne sont pas dans le secret des opérations, et expliquent les choses comme ils peuvent. D'ailleurs, un soldat n'a qu'à obéir et non à comprendre; alors, comment pourrait-il concevoir les sentiments d'honneur qui animent les officiers? Malgré tout, quelle que soit la raison qu'on assigne à nos défaites, ces Prussiens doivent être des hommes terribles.

      Naturellement, bien que je me sois décidé à admettre franchement leur supériorité, que je ne peux pourtant m'expliquer, je ne crois pas un seul mot de toutes les histoires extraordinaires que l'on débite sur leur compte. Mon grand-père était un Allemand, mon oncle Karl est un officier allemand, et je sais bien que les Allemands ne sont pas des cannibales. Il m'est donc impossible d'ajouter foi aux racontars des habitants des campagnes qui viennent, affolés, chercher un refuge dans la ville; poussant devant eux leur bétail, leurs meubles et leurs nippes empilés sur des charrettes. Lycopode me rapporte les récits que font ces pauvres gens et dans lesquels ils accusent les Allemands, sur ouï-dire, de tous les crimes imaginables. Quoique ces contes ne fassent aucune impression sur moi, je dois avouer qu'ils me donnent une forte envie de voir enfin l'armée prussienne. Mais viendra-t-elle? Osera-t-elle se présenter devant Versailles, que la garde nationale et la population ont juré de défendre jusqu'à la mort? Je commence à croire que non.

      Mais tout d'un coup, le 17 septembre, vers dix heures du matin, la nouvelle se répand dans la ville que quatre uhlans viennent d'arriver. Ils ont déclaré au maire que, pour trois heures de l'après-midi, les arbres qu'on a coupés et jetés en travers des routes devront être enlevés; que les tranchées qu'on a creusées à travers les dites routes devront être comblées; et que la ville doit se tenir prête à recevoir un corps d'armée tout entier. Immédiatement après le départ des uhlans, des centaines d'hommes munis de pelles et de pioches se sont hâtés d'aller remettre les chemins dans leur état normal; et les tambours de ville se sont rendus de quartier en quartier pour lire une proclamation du maire qui exhorte les habitants au calme et les engage à recevoir leurs hôtes avec toute la dignité que comportent les circonstances.

      —C'est à coups de fusil qu'il faut les recevoir! s'est écrié M. Freeman devant la maison duquel un tambour venait de lire son papier. Il faut que la ville se hérisse de barricades. Aux armes!

      Et il est sorti de sa maison, un fusil à la main. Aussitôt, la foule, qui s'était rassemblée autour du tambour, s'est ruée sur lui, et l'a accablé d'imprécations.

      —En voilà un vieux fou! Qu'est-ce qui lui prend? Avez-vous l'intention de nous faire fusiller tous et de faire brûler la ville, dites donc?

      M. Curmont, qui faisait partie du rassemblement, s'est écrié:

      —Il faut le désarmer! Il va faire un malheur!

      Alors, plusieurs hommes se sont précipités sur M. Freeman, l'ont frappé, lui ont arraché son fusil.

      —Avez-vous vu un vieil enragé pareil? Et il n'est pas Français encore! Qu'il s'en retourne en Angleterre! Tous las Anglais sont des traîtres et des espions!

      —Oui! s'est écrié M. Curmont. Depuis Waterloo, les Anglais s'entendent comme larrons en foire avec les Allemands. La preuve, c'est qu'ils ne sont pas venus nous aider. A bas les Anglais!

      M. Curmont, quand il a poussé ce cri, se trouvait derrière deux ou trois hommes qui le séparaient de M. Freeman. Ce dernier, des deux mains, a écarté les hommes, et a levé son poing sur M. Curmont. M. Curmont s'est rejeté en arrière, a buté contre les pieds du tambour, et est tombé sur le dos en criant: Au secours! M. Freeman l'a considéré un instant avec mépris; il a jeté sur les assistants le même regard dédaigneux, pendant que M. Curmont se relevait en se frottant le derrière; il a repris son fusil des mains du tambour et il est rentré tranquillement dans sa maison. Avant de fermer les grilles de son jardin, il a dit, d'une voix qui trahissait une émotion profonde:

      —Vous n'agissez pas comme des Français. Je souhaite que les Prussiens vous traitent comme vous le méritez.

      Mais le souhait de M. Freeman ne s'accomplit pas. Les Allemands, installés dans la ville comme chez eux, se comportent vis-à-vis des Versaillais avec un savoir-vivre irréprochable. Ce ne sont pas du tout les sauvages qu'on s'est plu à dépeindre. Ce sont des gens fort civilisés; et même de bons clients. Les commerçants le déclarent, la main sur la conscience. Qu'on ne vienne plus leur parler de la barbarie des Teutons! Les Prussiens font la guerre d'une façon civilisée, sont des hommes d'ordre, respectent les non-combattants et la propriété particulière. Et les habitants de Versailles, qui sont des non-combattants et possèdent particulièrement, respectent les Allemands. Respect pour respect. Voilà ce que c'est que d'être civilisé. Les Versaillais pensent que, lorsqu'on prend du respect, on n'en saurait trop prendre; et ils vont tellement loin dans cette voie qu'ils se sont mis à respecter très fort ma grand'mère, qu'ils insultaient il y a quelques jours. Ils ne l'appellent plus: vieille Prussienne. Ah! mais, non! Maintenant que les Prussiens sont les maîtres, on ne saurait montrer trop de déférence aux personnes qui parlent allemand. On témoigne donc à mon aïeule une vénération sans égale.

      L'estime générale pour ma grand'mère s'est même accrue hier, lorsque le bruit s'est répandu qu'un colonel allemand était logé chez nous. Ce bruit mérite confirmation. Ce colonel fait partie du Grand État-Major; c'est un homme charmant, qui ressemble pas mal à mon oncle Karl que, d'ailleurs, il connaît très bien. Mon oncle est maintenant devant Metz; nous avons reçu ce matin une lettre de lui; et ma grand'mère, qui n'avait pas eu de ses nouvelles depuis longtemps, a été bien heureuse. Moi aussi, j'ai été content; et je le serais plus encore si nous avions des nouvelles de mon père. Depuis la lettre où il nous annonçait qu'il était évacué sur l'hôpital de Chartres, nous n'avons rien reçu de lui; nous ignorons où il se trouve: à Chartres, à Paris, ou ailleurs. Ah! que je voudrais que cette guerre fut terminée! Le colonel parle souvent avec ma grand'mère, et lui donne des nouvelles. Malheureusement, il ne peut pas se prononcer quant à la durée possible de la guerre.

      Il dit que le Feldmarschall von Moltke croit à la


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