L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien


Скачать книгу
sera ma femme; ça vaudra mieux. En attendant, elle est la fille de son père. Qu'est-ce que ça représente?

      Mon père.—Delanoix a une certaine fortune. C'est un homme actif et intelligent.

      Raubvogel.—Naturellement. S'il ne l'était pas, il ne serait point venu vous trouver pour vous demander de lui faire obtenir une fourniture de fourrage.

      Mon père.—Comment savez-vous ça?

      Raubvogel.—Comme ça. Je pense aussi que, en bon parent, vous ne serez pas fâché de lui voir obtenir cette fourniture; de le voir, donc, demeurer en bons termes avec le général de Rahoul; et de le voir, par conséquent, réparer par le mariage de sa fille le dommage causé par l'incontinence du général. Combien pensez-vous que Delanoix donnera à sa fille?

      Mon père.—Laissez-moi compter, Delanoix possède bien 200.000 francs, en mettant les choses au plus bas. Sa fourniture, dont il est sûr maintenant, peut lui rapporter en moyenne 80.000 francs par an. Il est vrai que, pour la première année, il a 30.000 francs de commission à donner à de Rahoul, et 20.000 francs à moi... Allons! allons! Qu'est-ce que je dis?...

      Raubvogel.—Vous dites 50.000 francs. Tenez; je ne suis pas dur. Obtenez-moi 30.000 de commission, pour moi tout seul, en guise de dot, et je fais cadeau de mon célibat à sa fille.

      Mon père.—J'obtiendrai ça. Même, à votre place...

      Raubvogel.—Non, ça me suffit; je ne suis pas un glouton. Avec ça et ma maison de Mulhouse, il y a moyen de moyenner. A propos de Mulhouse, mon opinion est que le mariage doit avoir lieu dans cette ville. Voici comment on pourrait s'arranger. Le général de Rahoul est désigné pour faire à l'improviste, en Alsace, vers le 10 juin, une tournée d'inspection, qui doit être tenue secrète.

      Mon père.—Tonnerre! Comment savez-vous ça?

      Raubvogel.—Comme ça. Vous devez accompagner le général de Rahoul. Eh! bien, vous passerez par Mulhouse; vous y resterez même le plus longtemps possible; car je ne pense pas qu'il y ait grand'chose qui puisse vous intéresser dans les forteresses et dans les garnisons alsaciennes. Je viendrai vous chercher à Versailles, où je trouverai également mon futur beau-père et ma fiancée; nous irons directement à Mulhouse où se célébrera le mariage; le général de Rahoul et son officier d'ordonnance voudront bien, j'espère, servir de témoins à Estelle; et si vous voulez me faire l'honneur d'être l'un des miens, mon commandant, je prendrai comme second témoin un des plus honorables habitants de la ville, M. Lügner. Si vous ne voyez pas d'objection à ce plan, et si Delanoix me per-met, comme vous me le faites espérer, de me laisser faire le bonheur de sa fille, je partirai pour l'Alsace dans deux ou trois jours, afin de préparer les choses et de faire publier les bans.

      Mon père.—Votre projet me semble excellent, mon cher cousin. Vous n'avez rien à ajouter?

      Raubvogel.—Deux mots seulement. Vive l'Empereur!

      Le cousin Raubvogel reste encore trois jours à Versailles. Le premier jour, il a une longue conversation avec Delanoix. Le second jour, il a une petite conversation avec Estelle. Le troisième jour, il vient nous dire au revoir et à bientôt.

      Estelle et son père sont partis aussi. J'en suis bien fâché. Nous étions devenus bons camarades, Estelle et moi. Quand son mariage avec Raubvogel a été annoncé, je n'ai pu me défendre d'un petit mouvement de jalousie. J'ai fait part de mes sentiments à Jean-Baptiste qui m'a remonté le moral. Il m'a fait comprendre que les choses n'auraient pas pu se passer autrement.

      —Monsieur Jean, j'avais prévu ça dès le commencement. On peut dire ce qu'on veut, mais votre cousin Raubvogel, c'est un homme à poil!

      Jean-Baptiste, heureusement, ne quitte guère la maison à présent. Mon père s'est, pour ainsi dire, installé à Versailles. J'ai entendu dire, à ce sujet, des choses que je n'ai pas très bien comprises. Il paraît que le général de Lahaye-Marmenteau s'est rétabli, contre toute espérance, et qu'il est revenu de Nice en parfaite santé. De sorte que les relations de mon père avec Mme de Lahaye-Marmenteau sont devenues malaisées. Quelles relations? Je ne sais pas.

      Ce que je sais, c'est que la langue allemande est fameusement difficile. J'ai suivi le conseil de mon oncle Karl et j'ai demandé à ma grand'mère, toujours souffrante, de m'initier aux beautés de la grammaire germanique. Il y a des moments où je le regrette. Mais le devoir avant tout. Je sais que, lorsqu'on a donné sa parole, il faut la tenir.

      C'est une chose que Delanoix et Estelle n'ignorent point; et quinze jours environ après leur départ de Versailles, ils reviennent avec des bagages à n'en plus finir; des caisses et des malles qui contiennent le trousseau d'Estelle, et une belle robe blanche, ornée de fleurs d'oranger, que j'ai pu entrevoir du coin de l'oeil et qui a excité mon admiration. Ah! si le cousin Raubvogel pouvait voir ça, il ne tarderait pas à accourir!...

      Mais le voici! Il arrive, il arrive! Il arrive avec sa belle barbe! La joie règne à la maison. Delanoix, Estelle, Raubvogel, le général de Rahoul, les officiers qui font partie de la mission secrète... Un grand dîner. Deux grands dîners. Et puis, les voilà partis pour l'Alsace. Bon voyage!

       Table des matières

      Je me suis tellement habitué à la société des grandes personnes que je fréquente exclusivement depuis quelque temps, qu'il m'est devenu difficile de me plaire longtemps avec Adèle Curmont et d'apprécier le charme de sa compagnie. Adèle m'avait promis, l'hiver dernier, que nous nous amuserions bien, quand le printemps serait venu; mais voici l'été, et les grandes parties qu'elle m'avait fait espérer sont restées à l'état de projet.

      D'autres divertissements, très peu. Les enfants de ma classe, petits êtres froids à jeunesse momifiée, me déplaisent. J'aimerais mieux les autres, les fils des pauvres, les sales gosses. Mais je comprends que leur contact me compromettrait. Je n'ignore pas que ce sont mes inférieurs, que je suis naturellement destiné à les avoir plus tard sons mes ordres, avec droit de vie ou de mort sur leurs méprisables personnes. Je me suis donc habitué à vivre d'une façon plutôt solitaire, un peu méfiant, un peu sceptique, un peu fatigué des quelques années que j'ai déjà vécues, fatigué d'avance des années d'études indispensables qui m'attendent, et n'aspirant qu'au jour où, portant enfin l'épaulette, je pourrai faire dans la vie ma véritable entrée.

      J'ai fait part à Adèle de ma conception de l'existence: vingt ans, ou à peu près, d'ennui, de travail et d'attente, et le reste pour s'amuser. Adèle accepte cette conception comme absolument normale. Elle sait aussi, pour son compte, ce qui l'attend dans la vie; sa mère, que le travail a usée avant l'âge, ne vivra pas très vieille; Adèle aura donc à la remplacer et à gagner le plus d'argent possible pour son père et pour son frère.

      —Mais, est-ce que ton père et ton frère ne gagnent jamais d'argent?

      —Mon père en gagne quelquefois, quand il fait des affaires avec Me Larbette, le notaire de Preil. Mon frère Albert n'en gagne jamais; mais il en dépense énormément.

      —Pourquoi?

      —Pour arriver. On ne peut pas arriver sans argent; il le dit toujours.

      —Arriver? A quoi?

      —Arriver à quoi? Tu ne sais pas? Mais à être préfet, ministre, président de la République.

      J'ai de la difficulté à comprendre. Adèle me donne des explications, essaye de m'apprendre quelles sont les gens qui fréquentent chez elle, et quelles sont leurs opinions et leurs idées; elle me parle de son père et des amis de son frère qui viennent assez souvent, pendant la belle saison. Ce sont tous des gens qui seront les maîtres de la France avant peu... Alors, que deviendront les officiers? J'avoue que la question me semble insoluble. Et je fais à Adèle une peinture, aussi consciencieuse que possible, des personnes qui fréquentent


Скачать книгу