L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien

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armée!

      M. Raubvogel s'incline légèrement en prononçant ces derniers mots, et mon père, visiblement flatté, lui tend la main.

      Pourtant, quelques instants après, comme je me trouve dans la chambre de ma grand'mère, avant le départ du convoi, mon père entre rapidement, s'approche d'elle et lui demande à voix basse:

      —Avez-vous connaissance d'un certain Séraphus-Gottlieb Raubvogel, de Mulhouse?

      —Non, dit ma grand'mère, pas du tout.

      —Il est en bas, dit mon père; il est venu pour l'enterrement. Il se dit votre neveu, le fils d'une soeur de votre mari.

      —Ah! oui, dit ma grand'mère, je me rappelle. Mon mari avait une soeur qui quitta brusquement la famille, à Karlsruhe, peu de temps après notre mariage. Elle partit avec un acteur qui, je crois, l'épousa.

      —Vous n'avez jamais eu d'autres renseignements sur elle?

      —Jamais. Ludwig n'a jamais pu retrouver ses traces.

      —Et vous ne savez pas si cet acteur qui l'épousa se nommait Raubvogel?

      —Non. C'est-à-dire... peut-être... Je ne me souviens pas.

      Mon père redescend au rez-de-chaussée et je le suis. Je considère attentivement Raubvogel qui, dans un coin du salon, cause avec Delanoix. C'est un homme de vingt-cinq ans environ, de taille moyenne, aux épaules larges, aux yeux vifs et souriants, au nez recourbé en bec d'oiseau, à la bouche ironique et à la chevelure châtain clair. Cette couleur est aussi celle de la barbe. J'admire cette barbe. Elle n'est pas longue; elle n'est pas épaisse; elle n'est même pas belle, si l'on veut. Mais elle est quelque peu diabolique, avec sa petite pointe effilée qui se recourbe en crochet, et elle donne à toute la physionomie un caractère si original! Quelle peut bien être la profession de M. Raubvogel?

      C'est précisément la question qu'adresse mon père, à demi-voix, au général de Rahoul qui vient d'arriver.

      —Écoutez, répond le général, voici ce que je vais faire: je vais charger le service secret du ministère de la guerre de prendre des renseignements sur le personnage. Vous les aurez par retour du courrier et vous saurez à quoi vous en tenir. Je dois dire que sa figure ne me déplaît pas.

      A moi non plus. Il est certainement le premier civil qui ait eu mon admiration pleine et entière. Jusqu'ici, je n'ai jamais eu pour les pékins une large place dans mon coeur. Mais je dois dire que Raubvogel, s'il ne porte pas l'uniforme, est digne de le porter. J'établis un parallèle entre lui et les nombreux officiers présents dans le salon; il ne perd pas à la comparaison. Et pourtant il y a là trois généraux, le colonel du régiment de mon père et un officier d'ordonnance du maréchal Bazaine...

      —Messieurs de la famille...

      Mon père me prend par la main; je dois marcher derrière le cercueil, entre mon oncle Karl et lui. Avant de sortir du salon, je jette un dernier coup d'oeil d'admiration sur la barbe de Raubvogel.

       Table des matières

      Les funérailles terminées, nous sommes revenus à la maison, mon oncle Karl, mon père et moi. Ma grand'mère, souffrante et en proie à la plus grande douleur, ne quitte pas sa chambre. Les rapports de mon oncle et de mon père ne sont pas des plus cordiaux, et leur conversation est plutôt froide, toute de surface. Ce n'est guère amusant. Après dîner, heureusement, M. Delanoix vient nous faire une visite.

      M. Delanoix est un homme tout d'une pièce, rond en affaires, qui ne mâche pas ce qu'il a à dire et n'y va point par quatre chemins. Du moins, il l'affirme.

      —Moi, je suis franc comme l'or. Je pense qu'il n'y a rien de tel que de parler pour s'entendre.

      Cependant, c'est à l'aide de nombreuses tournures circonlocutoires qu'il expose à mon père l'objet de sa visite. Des sentiments de vénération profonde l'ont poussé à venir à Versailles pour assister aux funérailles de son oncle; il aurait même pris le premier train et serait arrivé un peu plus tôt, c'est-à-dire le 8, si ses devoirs de citoyen ne l'avaient retenu chez lui ce jour-là: il lui fallait, en effet, voter, et ajouter son humble voix à toutes celles des vrais Français qui ont affirmé leur loyauté à la dynastie impériale.

      —Car, pour moi, le résultat du Plébiscite d'hier, bien que nous ne le connaissions pas encore d'une façon certaine, ne peut pas faire l'objet d'un doute.

      Mon père incline la tête en souriant, et Delanoix continue:

      —Je dois dire pourtant que des considérations d'un ordre plus matériel m'ont engagé à entreprendre mon voyage. Les affections de famille sont les plus sûres et lorsqu'on a l'honneur et le bonheur de compter parmi ses parents des personnes qui occupent dans la hiérarchie sociale une place proéminente, et auxquelles leurs glorieux états de service assurent l'oreille des pouvoirs établis, je crois qu'il est permis, sans présomption, de compter sur leurs conseils, et même, à l'occasion, sur leur appui.

      Mon père s'incline encore, un peu plus grave. Delanoix alors, sans transition, déclare que la fourniture du fourrage à l'armée, dans la région du Nord, est à renouveler avant peu; il a l'intention de soumissionner. Il est bien certain que c'est une entreprise importante. Pourtant, ce sont moins les bénéfices qu'elle pourrait lui rapporter qu'il ambitionne, que le titre de fournisseur de l'armée. Sa fille, en effet, Estelle, va bientôt être en âge de se marier, et...

      Mon père interrompt, brusquement.

      —Je vois; ce sont des recommandations qu'il vous faut. Eh! bien, c'est une affaire à débattre...

      Mon oncle se lève, priant mon père de l'excuser. Il désire aller passer quelques instants avec sa mère. Je demande à l'accompagner.

      Ma grand'mère est assise dans son fauteuil, la tête baissée, les yeux fixés sur les braises ardentes. Elle se redresse à notre entrée et essaye de sourire; et, ses yeux, tout d'un coup, se remplissent de larmes. Mon oncle vient s'asseoir à côté d'elle, prend une de ses mains dans les siennes; et, pendant quelques instants, pas un mot n'est prononcé. C'est mon oncle qui rompt le silence.

      —Maman, avez-vous pensé à ce que vous allez faire maintenant? Avez-vous l'intention de rester à Versailles? Ou bien...

      Ma grand'mère regarde mon oncle, qui continue d'une voix plus rapide:

      —Oui, j'avais pensé que vous n'aimeriez pas demeurer ici. Pour beaucoup de raisons. Je crois inutile de les détailler. J'avais pensé aussi que peut-être vous voudriez bien m'accompagner quand je retournerai en Allemagne.

      Ma grand'mère m'attire à elle et pose sa main sur ma tête.

      —J'y avais pensé, dit-elle, mais je ne puis abandonner cet enfant-là. Je suis sa mère, à présent.

      —C'est précisément pourquoi j'avais songé à vous faire l'offre que je vous fais, reprend mon oncle au bout d'un instant. Jean est très jeune, et vous êtes âgée. Les circonstances peuvent devenir difficiles pour vous. Il peut se produire des événements, des événements graves, qui mettraient vos forces à une trop rude épreuve. L'horizon est noir...

      Et mon oncle se met à parler bas, en allemand. Je ne comprends que quelques mots, de temps en temps: Krieg, guerre, par exemple.

      —Je crois que tu as raison, Karl, répond ma grand'mère; les choses dont tu parles me semblent, à moi aussi, inévitables. Mais c'est justement pourquoi je ne puis accepter ton offre, dont je te remercie de tout mon coeur. Cet enfant est Français. Et pour moi, bien que mon mariage avec ton pauvre père m'ait faite légalement Allemande, je ne puis pas oublier que je suis née Française. N'insiste pas, mon cher enfant.

      Le lendemain matin j'ai une grande joie. De la fenêtre de ma chambre, je vois poindre,


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