L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien
chose. Elle n'est pas toute petite, ainsi que beaucoup de dames âgées, mais les années l'ont un peu courbée; et elle est mince, les mains sèches et la face pâle, pâlie encore par d'épais bandeaux de cheveux blancs. Elle a de grands yeux noirs qui ne sont pas vieux du tout, très profonds et pensifs; des yeux qui ont vu beaucoup de choses, de grandes et de petites choses, joyeuses et tristes, plutôt tristes, et qui maintenant semblent regarder comme à travers un voile de fatigue, dans les gestes des gens et l'affirmation des faits, une sorte de réflexion d'actes et d'êtres abolis depuis longtemps, et vivants tout de même. Je crois que toutes les choses qu'elle a vues ont laissé une petite marque dans ses yeux et que c'est pour cela qu'ils parlent tant. Ce sont surtout ses yeux qui parlent; car elle est généralement silencieuse, et j'ai cru pendant longtemps qu'elle ne m'aimait pas beaucoup.
Mais, maintenant, je sais qu'elle m'aime. Depuis quelques jours elle m'a parlé sérieusement, comme à un homme. Elle m'a parlé de ma mère, m'a raconté ma mère quand elle était petite, quand elle était jeune fille. Oh! c'est si gentil de penser de ma mère comme une petite fille! Ma grand'mère m'a dit que je devais ne jamais perdre la mémoire de ma mère, me la rappeler surtout quand je serais grand, lorsque j'aurais l'âge de me marier; et ne pas oublier qu'il ne faut point épouser une femme si l'on n'est pas absolument sûr de la rendre heureuse.
C'est bon. Je me souviendrai. Mais pour le moment, l'image de ma mère, telle que je l'ai connue, et telle que je la voyais, il y a quelques semaines à peine, s'efface malgré moi de mon esprit; c'est comme une enfant que je la vois, pas beaucoup plus grande que moi, en robe courte et avec ses cheveux dénoués; et j'ai rêvé plus d'une fois de grandes parties que nous faisions ensemble; elle m'est apparue, dans mon sommeil, comme une amie qui partageait mes jeux, comme une soeur; il y a beaucoup de choses que je sens confusément, que je ne m'explique pas à moi-même, et que je dirais à une soeur; et que peut-être, alors, je comprendrais.
Il y a tout plein de choses que je voudrais savoir et que je n'ose pas demander aux grandes personnes parce que, sans doute, elles se moqueraient de moi. Ces choses-là sont peut-être expliquées dans les livres. C'est dommage que je n'aie pas le droit de lire les livres. Je me suis bien hasardé, l'autre jour, à entr'ouvrir deux ou trois des gros volumes qui s'alignent sur les rayons des bibliothèques, dans le cabinet de mon grand-père; mais mon grand-père m'a surpris pendant l'opération. Il m'a assuré qu'il n'y avait rien là qui put m'intéresser; je ne suis pas encore assez grand. (C'est toujours la même chose). D'ailleurs, il a peu de livres français; presque tous ses livres sont allemands. Mon grand-père lui-même est Allemand. Un grand vieillard, très droit, très sec, avec des yeux d'un bleu très pâle, pleins de bonté, comme d'une bonté un peu fatiguée, mais qui n'a pas dû être sans énergie, autrefois; la fatigue, l'amertume aussi, ont mis leurs marques aux coins des paupières et aux commissures des lèvres; le front est large et haut, le nez droit et mince, et une longue cicatrice, qui a laissé sa marque profonde sur la joue droite, raye la face pâle et calme, soigneusement rasée. La blessure qui n'apparaît plus que comme un sillon, tantôt blanc, tantôt bleuâtre, fut produite par le furieux coup de sabre d'un Russe, en 1812.
Mon grand'père, Ludwig von Falke, naquit à Karlsruhe, en 1790. En 1808, il entra comme sous-lieutenant au régiment des Grenadiers-gardes-du-corps de Bade. En 1812, ce régiment fit partie d'une brigade de troupes badoises, commandée par le général Markgraf Wilhelm von Baden, et qui contribua à la formation du neuvième corps de la Grande Armée, placée sous les ordres du maréchal Victor. Au cours de la campagne, mon grand'père se prit d'une grande amitié pour un officier de dragons français, à peu près du même âge que lui, et qui se nommait Henri Delanoix. Les deux jeunes gens se rendirent de mutuels services pendant la désastreuse retraite. Après avoir échappé à bien des périls, ils furent blessés l'un et l'autre, le 12 décembre, à Kowno; Henri Delanoix à l'épaule gauche, et mon grand-père à la tête. Ce fut grâce aux efforts surhumains de mon grand-père que l'officier français put franchir la frontière; mais il restait peu d'espoir de sauver sa vie lorsque, avec l'arrière-garde de la Grande Armée, il arriva à Königsberg. Son père, fournisseur des troupes, se trouvait dans cette ville; il avait avec lui ses deux autres enfants, une fille, Marthe, âgée de dix-sept ans, et un fils, Ernest, qui n'en avait que douze. M. Delanoix tenta l'impossible pour arracher à la mort son fils aîné. Mais tout fut inutile et le pauvre garçon expira dans les premiers jours de 1813. Je ne dirai pas combien mon grand'père fut affligé de la mort de son camarade, ni comment il conçut un attachement de plus en plus vif pour Mlle Marthe Delanoix, dont les bons soins contribuèrent puissamment à sa rapide guérison; ni comment, dégoûté de la guerre par les horribles scènes dont il avait été témoin, il prit le parti de quitter l'armée et épousa peu de temps après la soeur de son ami défunt. Mes grands-parents, après avoir longtemps vécu à Karlsruhe, vinrent habiter la France; ils eurent deux enfants: un fils, Karl, né en 1825, qui est officier dans l'armée prussienne et que j'ai vu rarement; et une fille, Cécile-Augusta, née en 1830, qui épousa mon père, et qui mourut récemment.
Mon père, le voici justement qui arrive. Je le vois descendre d'une voiture qui s'arrête devant la grille, tandis que Jean-Baptiste, qui était assis à côté du cocher, en lapin, suit à distance respectueuse avec un gros paquet sous le bras. Je sais ce que contient le paquet: des cadeaux. C'est demain Noël; et en nous réveillant, c'est au coin de la cheminée que nous allons voir ce que nous allons voir. En attendant, je suis rudement content de voir mon père; ça manquait d'uniformes dans la maison. Rien comme les uniformes pour égayer l'existence. Mon père, certes, n'est pas joyeux outre mesure; il est en deuil, et il n'oublie pas qu'il a un crêpe à sa manche; mais il est amusant tout de même et parvient de temps en temps à faire sourire mes grands-parents.
—Sacrédié! grand'maman, qu'est-ce que vous lui donnez donc à manger, à ce galopin-là? Il a encore grandi de deux pouces depuis la semaine dernière! Il faut le mettre à la demi-portion, vous savez; autrement, on le flanquerait dans les grenadiers, et je ne l'aurais pas sous mes ordres!... Arrive ici, toi, garnement, que je te regarde. Demi-tour!... par principes, nom d'un petit bonhomme! Demi-tour! A la bonne heure! Ça ne te va pas, le noir, mon garçon... Allons, qu'est-ce que je dis!... Enfin! Des couleurs il ne faut pas disputer. Dites donc, grand-papa, j'ai rencontré le petit Noël, en route. Veux-tu te sauver, toi? Est-ce que ça te regarde, ce que disent les grandes personnes? Va donc demander des nouvelles du petit Noël à Jean-Baptiste.
J'y vais. Ah! quel bon garçon, ce Jean-Baptiste! Et comme nous nous amusons bien ensemble! Nous avons fait un grand bonhomme de neige dans le jardin, et mon père dit qu'il ressemble tout à fait à un Autrichien qu'il a tué; seulement, l'Autrichien avait une longue moustache.
—Attendez-un peu, mon commandant, dit Jean-Baptiste, on va lui en mettre une aussi, de moustache, au bonhomme. On va en faire un homme à poil.
Mon père reste plusieurs jours à la maison; ou plutôt, il va et vient entre Paris et Versailles; et Jean-Baptiste l'accompagne généralement. Mais voilà que les fêtes de Noël et du Jour de l'an sont passées, et les voilà partis; voilà le dégel venu; voilà le bonhomme de neige qui est pris d'une faiblesse et s'affaisse ignominieusement sur sa base; voilà l'année 1870 commencée, an de grâce, comme d'habitude; et me voilà avec un gros rhume de cerveau. Donc les sorties me sont interdites et je reste en tête à tête avec les jouets dont on vient de me faire présent, et les livres qui les accompagnent. Livres verts comme des lézards, jaunes comme des omelettes, rouges comme des homards et bleus comme le chapeau à Lycopode, brillants et chargés d'or comme les uniformes de mon père sortant des mains de Jean-Baptiste. Ils sont pleins d'images et débordent de beaux sentiments; des Robinsons Suisses, très Suisses, des aventures de Robert-Robert et des Histoires d'Enfants Célèbres. Mais les deux plus intéressants, à mon humble avis, m'ont été apportés hier par l'aumônier du régiment de mon père, qui est venu me faire une visite. L'un des livres dont il m'a fait présent est une histoire de Henri IV qui fait voir clairement combien il fut heureux pour la France que ce grand roi abjurât les erreurs de sa jeunesse; l'autre est intitulé: Michel le Réfractaire et raconte les aventures d'un honnête jeune homme qui, appelé au service en 1814, se cacha dans un souterrain pendant que les étrangers envahissaient la France et n'en sortit qu'après l'abdication de l'Empereur, pour acclamer Sa Majesté Louis