L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien
—Il y a un fort là, aujourd'hui, avait expliqué le général français qui accompagnait Sa Majesté.
Et le roi avait souri, avait demandé des renseignements sur le fort, renseignements qui lui avaient été obligeamment fournis. Pourquoi pas? Est-ce que la France pourrait avoir quelque chose à redouter de la Prusse? Les Français ne sont pas des Autrichiens, Dieu merci! et les Sadowa ne sont pas faits pour eux. Aussi, lorsque le général de Moltke, l'année dernière, a visité incognito la frontière de l'Est, étudiant les positions et prenant des notes, on s'est bien gardé de le gêner; on l'a fait suivre par quelques agents auxquels la plus grande discrétion avait été recommandée, et voilà tout. La Prusse n'existe que parce que nous permettons son existence, tout le monde le sait; Jean-Baptiste me le disait encore hier.
Car Jean-Baptiste me tient au courant de la politique, des affaires militaires, de beaucoup de choses dont les conversations dont je suis l'auditeur quelquefois indiscret ne me donnent qu'une vague idée, et que je suis curieux d'approfondir. Il n'est ni ignorant, ni bête, Jean-Baptiste; tant s'en faut; et il serait au moins caporal, et peut-être même sergent, s'il n'avait préféré être ordonnance, entrer au service de mon père au départ de l'Alsacien. C'est à cause de Lycopode qu'il a renoncé à tout espoir de conquérir les galons de laine et la sardine. Quelquefois, il dit qu'il a peut-être eu tort, et que les femmes sont bien trompeuses; ça doit être vrai, mais je ne sais pas. Du reste, Jean-Baptiste ne soupire pas trop; généralement, il est très gai et chante comme un pinson; il m'intéresse et m'amuse; et j'aime bien les histoires qu'il me raconte, même les histoires pacifiques de son village, lorsqu'il me mène à la promenade.
Ça ne vaut pas les récits du colonel Gabarrot, tout de même. Depuis la mort du colonel, je n'ai plus d'amis; j'ai bien des amis de mon âge, des enfants avec lesquels il m'est agréable de jouer; mais on ne peut pas jouer tout le temps, et l'on sent souvent le besoin d'amis sérieux, d'un âge variant entre cinquante et quatre-vingt-dix ans, qui ont vu la vie, qui connaissent l'existence, et qui peuvent vous parler de choses intéressantes, de choses qu'ils ont vues ou qu'ils ont faites. C'est un ami comme ça qu'il me faudrait; j'ai essayé de le trouver dans un vieil officier en retraite qui demeure presque en face de chez nous, et qui vient à la maison de temps en temps. J'ai été le voir plusieurs fois; il a de beaux livres avec des images de batailles, mais il est triste comme tout. Je sais pourquoi il est triste: c'est parce que son fils, qui était sous-lieutenant, a déserté pendant la campagne du Mexique; c'était un jeune homme d'avenir, dit mon père, mais il s'est pris d'un malheureux amour pour une Mexicaine qui l'a déterminé à passer du côté de Juarez; de sorte que, ayant abandonné son drapeau, il sera fusillé sans merci s'il revient jamais en France.
Quelquefois je songe à ce jeune homme, que je n'ai jamais vu, et je me dis qu'il n'est peut-être pas malheureux au Mexique, surtout si la Mexicaine est jolie. Mais le vieil officier ne pense pas comme moi; il déclare que son fils l'a déshonoré, et que c'est le dernier des bandits; s'il le tenait, dit-il, il le tuerait. Dernièrement, même, il m'a fait assister à une scène étrange. C'était l'anniversaire de la naissance du jeune homme dont un grand portrait, qui le représente en uniforme, est accroché dans le salon; ce portrait était percé de cinq petits trous ronds; mais je ne savais pas pourquoi.
—C'est aujourd'hui l'anniversaire du traître, m'a dit le vieil officier en me conduisant au salon; tu vas voir comment je traite les déserteurs.
Il avait à la main un pistolet. Il s'est placé en face du portrait de son fils, a tiré, et la balle a creusé, à la place du coeur, un sixième petit trou. Tous les ans, à pareille époque, il passe le portrait par les armes. Voilà une chose amusante; il est seulement malheureux qu'elle ne se reproduise pas plus souvent; à mon avis, c'est tous les huit jours que le vieil officier devrait exécuter son fils en effigie; ça ne ferait pas de mal au jeune homme, et ça me divertirait.
J'ai grand besoin d'être diverti, mais le vieil officier ne s'en doute pas. Il parle toujours de la patrie, de l'honneur, du devoir sacré, et d'un tas d'autres choses qui sont très belles mais qui m'embêtent. Je lui ai demandé de me faire des récits de combats, de campagnes, mais il ne veut pas; il prétend que je suis trop petit. Mais peut-être qu'il ne sait rien; peut-être qu'il n'a jamais été à la guerre. Je finis par croire que c'est un vieux Riz-pain-sel, et je refuse d'aller le voir davantage. A quoi bon?... Ah! il n'y avait encore que le colonel Gabarrot pour me raconter de belles histoires—des histoires comme celle des Russes auxquels les dragons coupaient les mains.
Mon père compte, bien entendu, quelques amis qui n'appartiennent point à l'armée; mais j'ai peu de goût pour ces civils; je suis sûr que mon père, lui-même, ne les estime que modérément.
—Les pékins, disait-il l'autre jour à deux officiers de son régiment, les pékins pleurent de temps en temps parce que les militaires les méprisent. Nous ne les mépriserons jamais autant qu'ils nous aiment. Dans nos rapports avec eux, ne nous gênons donc pas.
Les deux officiers ont souri, en signe d'assentiment.
Toute ma vie, je me suis souvenu de la phrase de mon père et du sourire de ses amis. Aujourd'hui, ces deux officiers, en retraite, vivent en province; et j'ai eu l'idée, lorsque j'ai pris la détermination d'écrire ce livre, de leur demander de vouloir bien faire appel à leurs souvenirs et de retracer l'existence de mes parents, durant les quelques années qui suivirent immédiatement ma naissance. Ils l'ont fait, l'un et l'autre, en style de rapport et, je crois, avec un grand souci de la vérité. Sur mon père, par exemple, le premier officier s'exprime ainsi:
«M. Maubart (Paul-Frédéric-Eugène) naquit à Paris en 1828. Il sortit de Saint-Cyr en 1849. Il prit part, comme sous-lieutenant, à la répression des troubles des premiers jours de décembre 1851. Il fut promu lieutenant en 1852. C'est en cette qualité qu'il fit, au 91e régiment d'infanterie de ligne, la campagne de Crimée. Le 8 septembre 1855, il fut blessé par l'explosion d'une poudrière, dans la courtine qui flanquait la redoute Malakoff, à droite. Il fut fait, à cette occasion, chevalier de la Légion d'honneur. Revenu en France, et à peine guéri de sa blessure, il se maria, dans les derniers jours de cette même année 1855, à Mlle von Falke (Cécile-Augustin). Il fut nommé, en 1858, capitaine au 18e régiment de voltigeurs. Il se fit remarquer, à plusieurs reprises, en 1859, pendant la campagne d'Italie; une aventure galante, qui fit quelque scandale à Milan, l'empêcha seule d'obtenir l'avancement que méritait sa belle conduite. De retour en France, cependant, il obtint de passer avec son grade dans la Garde Impériale (voltigeurs). En 1862, naquit son fils (Jean-Edmond-Louis), aujourd'hui capitaine d'infanterie. En 1865, le capitaine Paul Maubart fut nommé chef de bataillon (voltigeurs de la Garde); en 1867, il fut créé officier de la Légion d'honneur. Physiquement, M. Maubart (Paul-Frédéric-Eugène) était un fort bel homme, d'une taille sensiblement au-dessus de la moyenne, et d'irréprochables proportions; ses yeux bruns étaient fort vifs; son nez, assez fortement accentué; sa bouche, parfaitement dessinée et laissant voir des dents superbes; il était blond, d'un blond tirant sur le roux, et portait la moustache longue et effilée, ainsi que l'impériale. Au point de vue intellectuel, nous ne saurions faire un éloge immodéré de M. Maubart; nous ne pouvons, d'autre part, sans altérer la vérité, lui dénier certaines qualités mentales; telles, par exemple, qu'une compréhension rapide des circonstances et une perception vive, presque intuitive, du caractère des personnages avec lesquels il se trouvait en contact. Ses aptitudes étaient nombreuses; et ses facultés naturelles, étendues; il avait négligé de les cultiver, pourtant, et avait sacrifié toute étude sérieuse au développement de talents de société qui lui assuraient des succès mondains. En cela, il n'avait fait qu'imiter la plupart des officiers de l'armée française, avant 1870, au sujet desquels le général Thoumas écrivait les lignes suivantes: «La lecture de l'Annuaire et le calcul de leurs chances d'avancement formaient la base de leur instruction militaire. L'étude était en défaveur, le café en honneur. Les officiers qui seraient restés chez eux pour travailler auraient été suspectés comme vivant en dehors de leurs camarades. Pour arriver, il fallait avant tout avoir un beau physique et une tenue correcte, affecter un grand mépris pour les connaissances techniques; être, surtout, recommandé.» M. Maubart possédait les qualités requises pour «arriver»;