L'épaulette: Souvenirs d'un officier. Georges Darien
vraiment que penser de la conduite du réfractaire, et je me décide à aller demander, à ce sujet, l'opinion de mon grand'père.
Il est précisément en train de jouer aux échecs avec un vieil officier anglais qui est notre voisin, M. Freeman, lorsque j'entre dans le salon. J'expose l'objet de ma visite. M. Freeman ne me laisse pas achever, m'arrache des mains le livre que j'ai apporté, et en parcourt quelques feuilles à la hâte. Alors, il jette violemment le livre sur la table et s'écrie:
—Vraiment! C'est une indignité! Voilà un livre qui prêche ouvertement la trahison, la désertion, le mépris de la France et la haine de la liberté, qui calomnie lâchement l'empereur Napoléon! Et c'est un prêtre, un aumônier de régiment, qui apporte ce livre au fils d'un officier! Il mérite d'être fusillé. Voilà mon avis!... Falke, dit-il à mon grand-père, gardez ce livre et ne laissez pas cet enfant le lire davantage. Je parlerai de la chose à son père. Quant à moi, veuillez m'excuser pour aujourd'hui. Je suis tellement indigné que j'ai besoin de prendre l'air.
Il sort, rouge comme la veste d'un horse-guard, mâchant des jurons anglais; et je reste seul avec mon grand-père, un peu contrarié de voir sa partie d'échecs interrompue.
—M. Freeman est le meilleur des hommes, dit-il au bout d'un instant, mais il est un peu vif. Il est plus Français que la France et plus bonapartiste que Napoléon. La France et Napoléon sont ses deux idoles. Ces Anglais sont vraiment bien curieux. Du reste, il avait complètement raison. Ce livre est un très mauvais livre, et il ne faut pas que tu le lises.
C'est aussi l'avis de M. Curmont, un autre voisin qui vient d'entrer et qui propose à mon grand-père de remplacer sa partie d'échecs par une partie de piquet. M. Curmont, que je vois pour la première fois, me semble peu sympathique; sa démarche est hésitante, sinueuse; ses épaules ont l'air inquiètes et ses derrières mal assurés; il semble redouter une attaque de flanc, et exécute, avant de prendre place sur la chaise que vient de quitter M. Freeman, un mouvement tournant des plus compliqués. Ses grosses lèvres remuent d'une façon singulière quand il parle; mais c'est pour la frime, car je vois très bien que c'est avec son nez qu'il s'exprime; il prononce les voyelles avec la narine gauche et les consonnes avec la narine droite.
Ses yeux humides, des yeux qui semblent avoir fait naufrage, paraissent curieux de ce qui se passe derrière les oreilles en colimaçon; et le front, qu'envahissent des cheveux vainement refoulés en arrière, retombe sur ces yeux-là comme la visière d'un casque. Je ne parle pas du menton; on n'en voit point; une longue barbe, une de ces horribles barbes que j'ai su depuis être des barbes à principes, semble avoir pour mission de dissimuler la hideur de la mâchoire.
Si je n'ai pas, jusqu'ici, vu M. Curmont, j'ai entendu parler de lui plusieurs fois. C'est un républicain, un républicain austère, qui n'a pas d'autre désir que celui de se sacrifier au bien-être de son pays. Il a un fils, pourtant, qui, bien que républicain comme son père, a des ambitions; mais ses ambitions sont légitimes, car c'est un jeune homme du plus grand avenir. Il a fait son droit, ce qui est beau, et vit à Paris avec d'autres personnages qui ont aussi fait leur droit et qui feront bien autre chose avant peu. Il y en a un, dans la bande, qui s'appelle Léon et dont M. Curmont fait le plus grand éloge. Il est fier, d'ailleurs, de recevoir ces messieurs chez lui, de temps à autre; ils lui sont amenés par son fils. Ce fils, ayant d'aussi belles relations, dépense beaucoup d'argent. M. Curmont n'est pas bien riche, et ne pourrait pas fournir cet argent. Heureusement, Mme Curmont est une musicienne hors ligne; en donnant des leçons du matin au soir et en jouant dans les concerts, autant que possible, du soir jusqu'au matin, elle parvient à subvenir aux besoins de son fils. Je voudrais bien voir, pour mon compte, ce jeune homme à grand avenir; je voudrais bien voir, aussi, ses amis; d'autant plus que mon père, dernièrement, en a parlé devant moi en termes peu flatteurs.
—Des vauriens, a-t-il dit. Des piliers d'estaminets, des avocats sans cause, des poches à bave. Si l'Empereur faisait fusiller ces gaillards-là, ce serait un grand bien pour lui et pour la France. C'est grâce à cette sale clique que nous n'avons pas d'armée de seconde ligne. Malgré tout, on pourrait encore se tirer d'affaires, si ces gredins n'étaient pas là pour empoisonner le public.
M. Freeman, à qui s'adressait mon père, a trouvé que les moyens préconisés par lui étaient plutôt excessifs. Il pense que toutes les opinions doivent être libres, au moins jusqu'à un certain point. Mais ce qu'il n'admet pas, c'est qu'on vilipende la France et la mémoire du Grand Empereur. Et il a parlé à mon père du livre que m'avait apporté l'aumônier. Mon père a haussé les épaules.
—Oui, oui, vous avez raison. Mais qu'est-ce que vous voulez? Nous sommes entre deux feux. La calotte d'un côté, le spectre rouge de l'autre. Les pékins sont las de gagner de l'argent; l'empire les a gavés; et maintenant, ils ont une indigestion. Qu'est-ce que vous voulez faire à ça? Quant à la propagande des oiseaux noirs, quant aux bouquins qu'ils distribuent, ça ne produit pas plus d'effet qu'un cautère sur une jambe de bois. L'influence du livre, c'est de la blague. Il n'y a qu'une chose qui ait une influence: c'est ça.
Et, du plat de la main, il a frappé son épée.
—Vous n'avez peut-être pas tort, a dit M. Freeman; cependant l'esprit public devrait être mis à l'abri...
—Il n'y a pas d'esprit public en France, a répondu mon père. La Dette publique nous suffit.
M. Curmont, lui, croit à l'existence de l'esprit public. Il croit à l'Opinion, à l'Histoire, aux Principes et au jugement de la postérité! Il a des convictions profondes. ... Il a surtout une petite fille qui s'appelle Adèle et qui est la plus charmante petite fille que j'aie jamais vue. A vrai dire, elle n'est pas toute petite; elle est même plus grande que moi. Elle a douze ans, et je n'en ai que huit. Mais elle est si mignonne, si délicate et si fraîche! Avec ses grands yeux bruns, les longues boucles mordorées de ses cheveux soyeux, et sa petite bouche rose à la moue pensive, elle donne l'idée d'une de ces poupées, qu'on expose dans les magasins luxueux, à l'époque des étrennes. Elle est presque aussi rose qu'une poupée; pas triste, mais pas bruyante; très raisonnable et très instruite aussi. Elle joue du piano presque aussi bien que sa mère. Je l'ai entendue jouer et j'ai été honteux de ne rien savoir, ni musique, ni autre chose; j'ai regretté qu'on ne m'eût rien fait apprendre. La musique aussi m'a ému profondément, a remué en moi beaucoup de choses qui doivent être très embrouillées. Je songeais que ma mère, si elle vivait encore, aimerait Adèle plus qu'elle ne m'aimait; je me suis demandé, aussi, si ma mère m'aimait réellement, et si j'avais jamais eu pour elle une affection profonde; ou bien, plutôt, si je n'avais jamais pu parvenir à aimer ou à me faire aimer. J'ai pensé qu'Adèle, qui est si savante, pourrait m'expliquer beaucoup de choses que je ne comprends pas; et je me suis décidé à lui exposer, ainsi que j'avais rêvé si longtemps de le faire à une soeur, tout ce que je ressens.
Elle m'écoute avec attention, un doigt sur les lèvres et la tête un peu penchée. Quand j'ai fini, elle me regarde longtemps, silencieuse, avec des yeux pleins de surprise.
—Je ne sais pas, dit-elle à la fin. Oh! je t'assure que je ne sais pas. Je n'ai jamais pensé à tout ce que tu me dis. J'aime mon père, j'aime ma mère, j'aime mon frère, j'aime tout le monde. Je crois bien que tout le monde m'aime aussi. Personne ne me le dit jamais, mais c'est parce qu'on n'a pas le temps. Papa lit son journal et parle politique toute la journée; maman travaille continuellement, et Albert ne vient de Paris que de temps en temps, et ne reste que quelques heures, juste le temps de prendre l'argent qu'on a mis de côté pour lui. Tu vois qu'ils sont tous très occupés. Mais je suis sûre qu'ils m'aiment beaucoup. Pourquoi ne m'aimeraient-ils pas? Toi, tu m'aimes bien... Je ne comprends pas beaucoup ce que tu m'as dit. Je ne sais pas...
Ce sera toute l'histoire sentimentale de ma vie, cela. Aux questions que je ne poserai plus jamais, mais qu'elles comprendront, les femmes que je rencontrerai répondront toutes, par le silence: Je ne sais pas.
—Pour la musique, continue Adèle, je ne comprends pas qu'elle t'émeuve autant. Moi, ça ne me fait rien. Mais si tu savais comme c'est fatigant, surtout au commencement! Toujours les doigts sur les touches... Je n'ai jamais eu le temps de m'amuser beaucoup. Mais nous jouerons à toutes sortes