Sous le burnous. Hector France

Sous le burnous - Hector France


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      Une petite pluie fine, froide, désagréable, persistante, commençait à tomber. On a beau être en Afrique, dans la vallée de l'Oued-Mellegue, à quarante kilomètres au sud du Kef, quand, au mois de février, le vent souffle du nord-ouest, amenant cette pluie maudite, il ne fait pas précisément chaud. Et depuis une quinzaine, il pleuvait et ventait chaque nuit; aussi les caves vides du bordj en construction se remplissaient-elles à la brune. Là se réfugiaient nègres, Biskris, Mozabites, enfin tous les Berranis, tous les Khrammès qui, en qualité de plâtriers, âniers, manoeuvres, gâcheurs, goujats, étaient engagés par l'entrepreneur, à raison de dix sous par jour.

      Une vingtaine de gueux, se tenant bien tranquilles, très sages, parlant à voix basse, se chauffaient, en cercle, les jambes à de petits feux de débris de planches, de copeaux, de déchets de bois, allumés çà et là, en différentes caves, faisant de toutes petites flammes chétives, comme des feux de pauvres qu'ils étaient, discrets, humbles, honteux, n'osant se montrer.

      On les tolérait, ces misérables. Ils couchaient d'abord au dehors, dans les halliers ou bien derrière les bastions, enveloppés de leurs burnous troués, mais depuis que le vent du nord-ouest apportait cette pluie qui pénètre tout et en un quart d'heure trempe jusqu'aux os, ils se glissaient sournoisement chaque soir dans les fondations du bordj. Deux d'abord, puis trois, puis dix, puis tous.

      Ils ne gênaient personne, mon Dieu! Entrés sans bruit, une heure après le coucher des poules ils cuisaient leur petit frechteak dans des gamelles ébréchées, puis s'allongeaient autour des cendres chaudes. Au petit jour, ils détalaient sur le chantier avant le lever de leurs maîtres, les maçons.

      Pauvres diables! il faut bien gîter quelque part. La belle étoile dore les rêves, mais seulement quand le temps est sec; et ce n'est pas avec dix sous par jour qu'on peut prétendre à une chambre d'hôtel. Et hors du bordj, à part les gourbis des mercantis et les huttes des tailleurs de pierre, on ne trouvait que la broussaille et la grande plaine déserte. Donc on les tolérait, car le capitaine avait dit «qu'ils séchaient les fondations.» Mais du moment où ces guenillards payaient notre hospitalité en nous volant nos poules….. la quatrième en huit jours, nom de Dieu! la fureur de Fortescu nous gagnant, nous nous précipitâmes dans les caves.

      —Debout, tas de sauvages!

      Lisant sur notre mine une catastrophe prochaine, les malheureux blêmirent, se levèrent précipitamment, accueillant par un silence funèbre notre furieuse irruption.

      —Qui a volé les poules? nom de Dieu! les poules du capitaine!

      Terrifiés, ils se regardaient. Puis, le premier moment de stupeur passé, un concert de dénégations indignées et de protestations vertueuses s'éleva. Tous posant la main sur leur coeur se jurèrent sur la tête du prophète et la barbe de leurs aïeux, incapables d'un aussi abominable forfait.

      Incrédules et ironiques, nous fîmes d'un coup de pied sauter les vieilles écuelles où mitonnait sur le feu la pitance du soir. Des sauces innommées coulèrent sur les tisons, des débris noirâtres, fragments de tête de mouton ou de cou de vache, roulèrent dans les cendres, mais de traces de poule, point. On fouilla les coins, on remua du bout de la botte de petits tas de hardes, des morceaux de natte pourrie; pas de poule, pas de poule! Finalement, par acquit de conscience et pour qu'il ne fût pas dit qu'on avait manqué de zèle, on balaya d'un dernier coup de pied les petits foyers misérables, faisant voltiger de droite et de gauche débris de gamelles et débris de viandes, oignons rôtis et bois brûlé; et l'adjudant Pechiné remonta rendre compte du résultat de sa mission.

      —Pas de poule, mon lieutenant.

      —Parbleu; aviez-vous la naïveté de croire qu'ils allaient vous présenter ma poule sur un plateau! Mais ils l'ont dévorée, les cochons! Ils l'ont engloutie, les goinfres. Qu'on les f…iche dehors et qu'on ne les revoie plus.

      II

      On les f…icha dehors. Ça ne traîna pas, je vous jure. La pluie redoublait de violence. Le vent soufflait au corps, y collant les vêtements mouillés. Ils allèrent, je ne sais où, emportant leurs hardes humides, pensifs, silencieux, sans un murmure, le ventre creux, l'estomac vide, courbés sous le destin maudit.

      Et quand le dernier eut disparu, l'adjudant promena partout sa lanterne.

      Il remontait l'escalier lorsqu'il entendit un gémissement. Il fouilla de nouveau et dirigeant le rayon dans un recoin ténébreux, il éclaira soudain un groupe de deux hommes.

      —Eh! là! qui est-ce?

      Dans le retrait le plus obscur, sous l'escalier de la cave était blotti un vieux nègre secoué par la fièvre ou le froid; et accroupi à ses côtés, lui soutenant la tête, un second nègre, celui-là, jeune et vigoureux, essayait de le réchauffer. Il s'était dépouillé à cet effet de son burnous et de sa goudourah, et entièrement nu, grelottant lui-même, il se penchait sur l'autre, l'enlaçant; mais les dents du vieux claquaient avec un bruit de castagnettes, et l'on voyait, spectacle lamentable, sa barbe blanche, courte et laineuse, frisottant sous le menton, monter et descendre avec des mouvements saccadés et rapides, tandis que les yeux se fixaient hébétés et immobiles sur le feu de la lanterne.

      Le jeune, collé au vieux, le couvrait de son corps et de ses bras comme un enfant qu'on cache, se faisant aussi étroit que possible, cherchant encore à se dissimuler.

      —Ah! les sauvages, cria l'adjudant. Encore deux ici. Plus moyen de se débarrasser de cette vermine. Dehors, nom de Dieu! dehors!

      Il cherchait à s'exciter lui-même, à se mettre en colère, mais ce n'était pas un méchant garçon, et au fond il se sentait le coeur gros, de jeter ainsi dans la nuit pluvieuse ce vieillard mourant de fièvre.

      Alors le jeune se leva, et humble, caressant, suppliant:

      —Sidi, je t'en prie, laisse-nous. C'est mon père. Tu vois, la fièvre le ronge. Je l'ai amené aujourd'hui de Souk-Arras, mais il ne peut aller plus loin. Ne nous chasse pas, Sidi, nous n'avons fait aucun mal. S'il y avait eu un douar près d'ici, nous serions allés jusqu'au douar. Je l'aurais porté sur mes épaules, mais il n'y en a pas. Laisse-nous pour cette nuit, dans ce petit coin noir. Nous ne ferons pas de bruit, nous ne bougerons pas et nous te débarrasserons demain avant l'aube.

      L'adjudant remonta l'escalier.

      —Tous partis? demanda l'officier.

      —Oui, mon lieutenant… à l'exception d'un vieux négro qui ne peut marcher.

      —Un vieux! Il est plus canaille que les autres, alors. C'est lui qui a volé les poules, c'est certain.

      —Je ne pense pas. Il est malade et arrive de Souk-Arras.

      —Que chantez-vous qu'il ne peut marcher alors? De Souk-Arras, dites-vous? C'est un voleur envoyé par les Kroumirs et il est malade d'indigestion pour avoir dévoré gloutonnement ma poule. Ah! le cochon! vous allez me le flanquer dehors, et vivement, hein!

      L'adjudant redescendit, et, honteux de la consigne qu'il exécutait, hésitant encore à l'exécuter, il dit au jeune:

      —Allons! négro, va-t-en. Emporte ton père. Le capitaine ne veut pas qu'on reste ici.

      Et il s'en alla sans insister davantage et sans regarder en arrière, pensant bien que le négro ne le suivrait pas, esquiva le lieutenant Fortescu et courut à la cantine où son dîner refroidissait.

      Mais Fortescu enveloppé dans son caban et tirant d'énormes bouffées de sa pipe, sur le seuil de la porte du Bordj, ne voyant pas sortir ce vieux qu'il se préparait à apostropher au passage, s'impatienta, descendit dans les caves où il finit par découvrir les deux nègres, et se mit à pousser de terribles jurons.

      —Sidi, répéta le jeune, c'est mon père. Peut-être as-tu, toi aussi, un père vieux et infirme. Au nom du tien, laisse pour quelques heures le mien ici. Aie pitié de lui, Sidi? Le Prophète a dit: «Aie pitié de ton père


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