Sous le burnous. Hector France
Fortescu furieux; mon père est-il un vagabond comme le tien? Filez tous deux, ou je vous fais chasser à coups de fourreau de sabre.
Et il poussa de sa botte le vieux, qui rassemblait toutes ses forces débiles pour se soulever et obéir.
—Sidi, ne le touche pas, sur ta tête, ne le touche pas, s'écria le fils, l'oeil en feu, la lèvre tremblante, poings crispés, menaçant.
La lueur fauve de la lanterne jetait sur le bronze de son corps des teintes de pourpre. Musculeux et terrible, il fit presque peur à Fortescu, peu soucieux de se colleter dans cette cave avec ce géant noir; aussi, reculant jusqu'à l'un des soupiraux ouverts près du poste, il appela:
—Hommes de garde, ici!
Et quand cinq ou six spahis entourèrent le nègre, il lui cingla le dos de sa canne de jonc.
La colère fait commettre des lâchetés aux plus braves.
Et désignant le vieux qui râlait:
—Qu'on jette cela dehors, dit-il, et il ralluma sa bouffarde.
L'oeil du fils s'ensanglanta; cependant il se baissa sans mot dire, souleva son père, l'enveloppa avec soin, et tout nu, le chargeant sur ses épaules, comme Enée fit du vieil Anchise, il sortit du bordj en crachant derrière lui.
La pluie redoublait. La petite maman Jardret, couverte du burnous du marchef, accourut en riant, pour voir ce grand nègre tout nu, emportant ce vieux huché si drôlement sur son dos, tandis que derrière elle, le marchef, abusant des droits que lui octroyait le prêt de son burnous, et profitant de l'ombre, la chatouillait aux endroits sensibles, ce qui lui faisait pousser de petits cris étouffés, pendant que là-bas, la silhouette chancelante, fouettée du vent et battue par l'averse, se perdait peu à peu dans la nuit.
III
Environ trois semaines après, le lieutenant Fortescu, pipe en bouche et canne en main, se promenait paisiblement comme un honnête bourgeois, au milieu des buissons de genévriers et de myrtes qui entourent le bordj d'El-Meridj. Le ciel était d'indigo, le soleil radiait et les hirondelles arrivaient en foule. Pour la première fois depuis le commencement de l'année, il avait sorti son vêtement de coutil et s'était coiffé d'un grand chapeau de feuille de palmier, présent d'un caïd du voisinage, Hamdabel-Hassen. Tout en fumant sa vieille bouffarde, il tapait de sa canne de jonc, à droite et à gauche, avec colère, sur les jeunes pousses des genêts comme un chaouch sur des têtes de Turcs.
Il avait bien déjeuné cependant, pris le café, le pousse-café, la bière, la rincette, la surrincette et encore la bière; pourquoi diable n'était-il pas content?
Une autre poule manquait-elle donc à l'appel. Hélas! oui. Non pas une, ni deux, ni trois, ni quatre, mais dix. Bientôt par douzaines on comptait les absentes. Le coq même, le magnifique coq cochinchinois, si superbe, si fier, si vigoureux, cet hercule des gallinacés avait disparu. Pourtant les caves du bordj ne servaient plus de refuge aux Chaouias, ni aux nègres; mais Fortescu, en reconnaissant les débris affreusement mutilés du chef de file, mijotant en compagnie de pommes de terre dans une gamelle de campement de la quatrième du deux, venait d'avoir la preuve que les zouaves seuls dévastaient son poulailler.
Mais ce n'était pas ce qui le tracassait et le poussait à sabrer les branches verdoyantes de l'arbuste cher à Vénus, car les rapines allaient avoir une fin. La compagnie de zouaves rentrait à Constantine; encore quelques jours et l'on serait débarrassé de ce mauvais voisinage.
Et voilà justement ce qui embêtait Fortescu. Depuis deux ans que duraient les travaux du bordj, la smala de spahis ne suffisant pas d'abord pour protéger les travailleurs, on avait, dès le principe, envoyé un bataillon; bientôt le bataillon s'était réduit à deux compagnies, puis à une; et maintenant on retirait cette dernière comme absolument superflue. Le pays pacifié, les tribus de la frontière soumises; plus de factionnaires assassinés; plus de têtes de colons coupées. Calme plat partout. On pouvait aller de Tebessa à El Meridj, d'El Meridj à Souk-Arras, de Souk-Arras au Tarf et du Tarf à la Calle, tranquillement, la canne à la main, en fumant des cigarettes, comme de la Bastille à la Madeleine, avec cette différence qu'au lieu de payer ses rafraîchissements à un prix exagéré, sans compter le pourboire au garçon, on était hébergé gratis le long du chemin par ces imbéciles d'Arabes, sans même se croire obligé de leur dire «merci» au départ. Et voilà des mois et des mois que cela durait! Et ça allait durer peut-être encore des mois et des mois et des années entières. Cré tonnerre! Eh bien! mais alors… et l'avancement, nom de Dieu!
Il est vrai que, depuis six mois, les terribles fièvres d'El Meridj rongeaient le capitaine, ne lui laissant que le cuir sur les os.
S'il cassait sa pipe, ça ferait une place; mais quand tournerait-il de l'oeil? On en voit comme ça, des souffreteux, des faiblards, des moitié-crevés, qui semblent n'avoir plus qu'un souffle et qui enterrent les plus solides.
Ce n'est pas qu'il en voulait à ce brave homme de capitaine Fleury; il l'aimait beaucoup, au contraire, il se serait fait trouer la peau pour lui dans une charge, mais que diable! puisqu'il n'y avait plus rien à fricasser dans ce sacré pays, il fallait bien se demander si les anciens ne songeaient pas à défiler la grande parade.
Chacun pour soi, n'est-ce pas donc? Eh, nom de Dieu, non! plus rien à faire, positivement. Ces animaux de Bédoins deviennent doux comme des moutons et comme eux se laissent tondre. Tas d'idiots! S'ils se remuaient seulement un peu, de temps à autre! Mais ils ne demandent qu'à vivre en paix! Malheur! Vingt ans de services, et n'être que lieutenant en premier! Il avait sollicité un poste de la frontière, comptant sur des chevauchées, des coups de sabre et des horions, et voilà qu'il prenait du ventre. Quand donc ce gouvernement d'avocats et d'épiciers se décidera-t-il à taper sur quelqu'un ou quelque chose? Avec l'empereur, ce serait déjà fait. Comment voulez-vous que des officiers deviennent républicains si on leur coupe les chances d'avancement! Autant faire du lard et rester chez soi. On gagnerait davantage à vendre des chandelles. Le métier est perdu dans ces parages. Il n'y a pas encore dix mois, on n'aurait pas fait dix pas hors du bordj sans recevoir un pruneau, et le voici à plus de deux cents mètres. On est obligé de compter sur les fièvres et les dyssenteries, puisqu'on n'entend plus siffler la moindre balle.
Comme si une fée bienveillante eût entendu ce monologue et eût voulu satisfaire les souhaits de Fortescu, une détonation retentit et un sifflement strident vibra près de son oreille, mais si près qu'il en sentit le vent.
Il se retourna avec une vivacité et une prestesse que n'aurait pu faire soupçonner son ventre de cavalier bien nourri.
—Butor! maladroit! cria-t-il. C'est encore cet animal de marchef qui tire les lièvres. Eh! dites donc, vous, là-bas! Faites attention où vous envoyez vos balles, nom de Dieu!
Mais un second coup qui, cette fois, troua son beau chapeau de palmier, lui prouva que, précisément, le tireur prêtait la plus grande attention à l'endroit où il envoyait ses balles, et que le but n'était pas un lièvre; et tout pâle d'émotion et de colère, il aperçut dans la fumée bleuâtre s'élevant en gracieuse spirale d'un fourré de tamarin, un burnous blanc qui s'agitait.
—A cheval! à cheval!
Et encore essoufflé de sa course, il montrait au capitaine le trou de son chapeau.
—Sont-ils nombreux? demanda l'autre, se jetant hors de son lit tout grelottant de fièvre.
—Je n'ai pu les compter, mon capitaine; ils sont embusqués dans les broussailles; mais ils ont tiré plusieurs coups de fusil.
—J'en ai entendu deux. J'ai cru que c'était cet empoté de marchef qui chassait.
Mais le marchef accourait de la cantine où il était en train de sirotter son sixième champoreau, tout en racontant l'histoire de la Pucelle enragée à la petite maman Jardret qui avait mal au ventre à force de rire.
—Un peloton, à cheval!
Et