Valérie. Barbara Juliane Freifrau von Krüdener
coeur et endormais mes tumultueux désirs aux accents de ton âme ingénieuse et inspirée! Cependant, Ernest, je suis quelquefois presque heureux; il y a un charme enivrant dans ce voyage, qui souvent me ravit; tout s'accorde bien avec mon coeur et même avec mon imagination. Tu sais comme j'ai besoin de cette belle faculté, qui prend dans l'avenir de quoi augmenter encore la félicité présente; de cette enchanteresse, qui s'occupe de tous les âges et de toutes les conditions de la vie, qui a des hochets pour les enfants et donne aux génies supérieurs les clefs du ciel pour que leurs regards s'enivrent de hautes félicités… Mais où vais-je m'égarer? Je ne t'ai rien dit encore du comte. Il a reçu toutes ses instructions; il va décidément à Venise, et cette place est celle qu'il désirait. Il se plaît dans l'idée que nous ne nous séparerons pas, qu'il pourra me guider lui-même dans cette nouvelle carrière où il a voulu que j'entrasse, et qu'il pourra, en achevant lui-même mon éducation, remplir le saint devoir dont il se chargea en m'adoptant. Quel ami, Ernest, que ce second père! quel homme excellent! La mort seule a pu interrompre cette amitié qui le liait à celui que j'ai perdu, et le comte se plaît à la continuer religieusement en moi. Il me regarde souvent; je vois quelquefois des larmes dans ses yeux: il trouve que je ressemble beaucoup à mon père, que j'ai dans mon regard la même mélancolie; il me reproche d'être, comme lui, presque sauvage, et de craindre trop le monde. Je t'ai déjà dit comment j'ai fait la connaissance de la comtesse, de quelle manière touchante il me présenta à Valérie (c'est ainsi qu'elle se nomme, et que je l'appellerai désormais): d'ailleurs, elle veut que je la regarde comme une soeur, et c'est bien là l'impression qu'elle m'a faite. Elle m'impose moins que le comte; elle a l'air si enfant! Elle est très-vive, mais sa bonté est extrême. Valérie paraît aimer beaucoup son mari; je ne m'en étonne pas: quoiqu'il y ait entre eux une grande différence d'âge, on n'y pense jamais. On pourrait trouver quelquefois Valérie trop jeune; on a peine à se persuader qu'elle ait formé un engagement aussi sérieux; mais jamais le comte ne paraît trop vieux. Il a trente-sept ans; mais il n'a pas l'air de les avoir. On ne sait d'abord ce qu'on aime le plus en lui, ou de sa figure noble et élevée, ou de son esprit, qui est toujours agréable, qui s'aide encore d'une imagination vaste et d'une extrême culture; mais, en le connaissant davantage, on n'hésite pas: c'est ce qu'il tire de son coeur qu'on préfère; c'est quand il s'abandonne et qu'il se découvre entièrement qu'on le trouve si supérieur. Il nous dit quelquefois qu'il ne peut être aussi jeune dans le monde qu'il l'est avec nous, et que l'exaltation irait mal avec une ambassade.
Si tu savais, Ernest, comme notre voyage est agréable! Le comte sait tout, connaît tout, et le savoir en lui n'a pas émoussé la sensibilité. Jouir de son coeur, aimer et faire du bonheur des autres, le sien propre, voilà sa vie; aussi ne gêne-t-il personne. Nous avons plusieurs voitures, dont une est découverte; c'est ordinairement le soir que nous allons dans celle-là. La saison est très-belle. Nous avons traversé de grandes forêts en entrant en Allemagne; il y avait là quelque chose du pays natal qui nous plaisait beaucoup. Le coucher du soleil, surtout, nous rappelait à tous des souvenirs différents que nous nous communiquions quelquefois; mais le plus souvent nous gardions alors le silence. Les beaux jours sont comme autant de fêtes données au monde; mais la fin d'un beau jour, comme la fin de la vie, a quelque chose d'attendrissant et de solennel: c'est un cadre où vont se placer tout naturellement les souvenirs, et où tout ce qui tient aux affections paraît plus vif, comme au coucher du soleil les teintes paraissent plus chaudes. Que de fois mon imagination se reporte alors vers nos montagnes! Je vois à leurs pieds notre antique demeure; ces créneaux, ces fossés, si longtemps couverts de glace, sur lesquels nous nous exercions, la lance à la main, à des jeux de guerriers, glissant sur cette glace comme sur nos jours, que nous n'apercevions pas. Le printemps revenait; nous escaladions le rocher; nous comptions alors les vaisseaux qui venaient de nouveau tenter nos mers; nous tâchions de deviner leur pavillon; nous suivions leur vol rapide; nous aurions voulu être sur leurs mâts, comme les oiseaux marins, les suivre dans des régions lointaines. Te rappelles-tu ce beau coucher du soleil où nous célébrâmes ensemble un grand souvenir? C'était peu après l'équinoxe. Nous avions vu la veille une armée de nuages s'avancer en présageant la tempête; elle fut horrible: tous deux nous tremblions pour un vaisseau que nous avions découvert; la mer était soulevée et menaçait d'engloutir tous ces rivages. A minuit, nous entendîmes les signaux de détresse. Ne doutant pas que le vaisseau n'eût échoué sur un des bancs, mon père fit au plus vite mettre des chaloupes en mer; au moment où il animait les pilotes côtiers, il ne résista pas à nos instances, et, malgré le danger, il nous permit de l'accompagner. Oh! comme nos coeurs battaient! comme nous désirions être partout à la fois! comme nous aurions voulu secourir chacun des passagers! Ce fut alors que tu exposas si généreusement ta vie pour moi. Mais il faut rester fidèle à ma promesse; il faut ne point te parler de ce qui te paraît si simple, si naturel; mais au moins laisse-moi ma reconnaissance comme un de mes premiers plaisirs, si ce n'est comme un de mes premiers devoirs, et n'oublions jamais le rocher où nous retournâmes après cette nuit et d'où nous regardions la mer en remerciant le ciel de notre amitié.
Adieu, Ernest; il est tard, et nous partons de grand matin.
Lettre II.
Luben, le 20 mars.
Ernest, plus que jamais elle est dans mon coeur, cette secrète agitation qui tantôt portait mes pas sur les sommets escarpés des Koullen, tantôt sur nos désertes grèves. Ah! tu le sais, je n'y étais pas seul: la solitude des mers, leur vaste silence ou leur orageuse activité, le vol incertain de l'alcyon, le cri mélancolique de l'oiseau qui aime nos régions glacées, la triste et douce clarté de nos aurores boréales, tout nourrissait les vagues et ravissantes inquiétudes de ma jeunesse. Que de fois, dévoré par la fièvre de mon coeur, j'eusse voulu, comme l'aigle des montagnes, me baigner dans un nuage et renouveler ma vie! que de fois j'eusse voulu me plonger dans l'abîme de ces mers dévorantes, et tirer de tous les éléments, de toutes les secousses, une nouvelle énergie, quand je sentais la mienne s'éteindre au milieu des feux qui me consumaient!
Ernest, j'ai quitté tous ces témoins de mon inquiète existence; mais partout j'en retrouve d'autres: j'ai changé de ciel; mais j'ai emporté avec moi mes fantastiques songes et mes voeux immodérés. Quand tout dort autour de moi, je veille avec eux, et, dans ces nuits d'amour et de mélancolie que le printemps exhale et remplit de tant de délices, je sens partout cette volupté cachée de la nature, si dangereuse pour l'imagination, par le voile même qui la couvre: elle m'enivre et m'abat tour à tour; elle me fait vivre et me tue; elle arrive à moi par tous les objets, et me fait languir après un seul. J'entends le vent de la nuit, il s'endort sur les feuilles, et je crois ouïr encore des pas incertains et timides; mon imagination me peint cet être idéal après lequel je soupire, et je me jette tout entier dans ce pressentiment d'amour et d'extase qui doit remplir le vague de mon coeur. Hélas! serai-je jamais aimé! Verrai-je jamais s'exaucer ces brûlants et ambitieux désirs? Donnerai-je un moment, un seul instant, tout le bonheur que je pourrai sentir? Vivrai-je de ce don splendide qui fait toucher au ciel? Ah! ce n'est pas tout, Ernest, que de donner, il faut recevoir; ce n'est pas tout de valoir beaucoup, il faut être senti de même. Pour faire mûrir la datte, il faut le sol d'Afrique; pour faire naître ces grandes et profondes émotions qui nous viennent du ciel, il faut trouver sur la terre ces âmes ardentes et rares qui ont reçu la douce et peut-être funeste puissance d'aimer comme moi.
Lettre III.
B…, le 21 mars.
Mon ami, j'ai relu ce matin ma lettre d'hier; j'ai presque hésité à te l'envoyer: non pas que je voulusse jamais te cacher quelque chose, mais parce que je sens que tu me reprocheras avec raison de ne pas chercher, comme je te l'avais promis, à réprimer un peu ce qu'il y a de trop passionné dans mon âme. Ne dois-je pas d'ailleurs cacher cette âme, comme un secret, à la plupart de ceux avec qui je serai appelé à vivre dans le monde? Ne sais-je pas qu'il n'y a plus rien de naturel aux yeux de ces gens-là que ce qui nous éloigne de la nature, et que je ne leur paraîtrai qu'un insensé en ne leur ressemblant pas? Laisse-moi donc errer avec mes chers souvenirs au milieu des forêts, au bord des eaux, où je me crée des êtres comme moi, où je rassemble autour de moi les ombres poétiques de ceux qui chantèrent tout ce qui élève l'homme et qui surent aimer fortement. Là, je crois voir encore Le Tasse, soupirant ses vers immortels et