Valérie. Barbara Juliane Freifrau von Krüdener
leurs innocentes joies. Ah! si je n'ai pas été doté comme les fils du génie, si je ne puis charmer comme eux la postérité, au moins j'ai respiré comme eux quelque chose de cet enthousiasme, de ce sublime amour du beau, qui vaut peut-être mieux que la gloire elle-même.
Cependant, mon Ernest, ne crois pas que je m'abandonne sans réserve à mes rêveries. Quoique le comte soit un des hommes dont l'âme ait gardé le plus de jeunesse, si je puis m'exprimer ainsi, il m'impose trop pour que je ne voile pas une partie de mon âme. Je cherche surtout à ne pas paraître extraordinaire à Valérie, qui, si jeune, si calme, me paraît comme un rayon matinal qui ne tombe que sur des fleurs et ne connaît que leur tranquille et douce végétation.
Je ne saurais mieux te peindre Valérie qu'en te nommant la jeune Ida, ta cousine. Elle lui ressemble beaucoup; cependant elle a quelque chose de particulier que je n'ai encore vu à aucune femme. On peut avoir autant de grâce, beaucoup plus de beauté, et être loin d'elle. On ne l'admire peut-être pas, mais elle a quelque chose d'idéal et de charmant qui force à s'en occuper. On dirait, à la voir si délicate, si svelte, que c'est une pensée. Cependant, la première fois que je la vis, je ne la trouvai pas jolie. Elle est très-pâle, et le contraste de sa gaieté, de son étourderie même, et de sa figure, qui est faite pour être sensible et sérieuse, me fit une impression singulière.
J'ai vu depuis que ces moments où elle ne me paraissait qu'une aimable enfant étaient rares. Son caractère habituel a plutôt quelque chose de mélancolique, et elle se livre quelquefois à une excessive gaieté, comme les personnes extrêmement sensibles, qui ont les nerfs très-mobiles, passent à des situations tout à fait étrangères à leurs habitudes.
Le temps est beau: nous nous promenons beaucoup; le soir, nous faisons quelquefois de la musique: j'ai mon violon avec moi; Valérie joue de la guitare; nous lisons aussi: c'est une véritable fête que ce voyage.
Lettre IV.
Stollen, le 4 avril.
Mon ami, ce n'est que d'aujourd'hui que je connais bien Valérie. Jusqu'à présent elle avait passé devant mes yeux comme une de ces figures gracieuses et pures dont les grecs nous dessinèrent les formes et dont nous aimons à revêtir nos songes; mais je croyais son âme trop jeune, trop peu formée pour deviner les passions ou pour les sentir; mes timides regards aussi n'osaient étudier ses traits. Ce n'était pas pour moi une femme avec l'empire que pouvaient lui donner son sexe et mon imagination; c'était un être hors des limites de ma pensée: Valérie était couverte de ce voile de respect et de vénération que j'ai pour le comte, et je n'osais le soulever pour ne voir qu'une femme ordinaire. Mais aujourd'hui, oui, aujourd'hui même, une circonstance singulière m'a fait connaître cette femme, qui a aussi reçu une âme ardente et profonde. Oui, Ernest, la nature acheva son ouvrage, et, comme ces vases sacrés de l'antiquité dont la blancheur et la délicatesse étonnent les regards, elle garde dans son sein une flamme subtile et toujours vivante.
Ecoute, Ernest, et juge toi-même si j'avais connu jusqu'à présent Valérie. Elle avait eu envie aujourd'hui d'arriver de meilleure heure pour dîner: le comte avait envie d'avancer, mais il a cédé; au lieu d'envoyer le courrier, il est monté lui-même à cheval pour faire tout préparer. Quand nous sommes arrivés, Valérie l'a remercié avec une grâce charmante: ils se sont promenés un instant ensemble, et tout à coup le comte est revenu seul et d'un air embarrassé. Il m'a dit: — Nous dînerons seuls; Valérie préfère ne pas manger encore. J'ai été fort étonné de ce caprice, et déjà j'avais cru m'apercevoir qu'elle avait de l'inégalité de caractère. Nous nous sommes hâtés de finir le repas. Le comte m'a prié de faire prendre du fruit dans la voiture, croyant que cela ferait plaisir à sa femme. Je sortis du bourg, et je trouvai la comtesse avec Marie, jeune femme de chambre qui a été élevée avec elle et qu'elle aime beaucoup; elles étaient toutes deux auprès d'un bouquet d'arbres. Je m'avançai vers Valérie, et je lui offris du fruit, ne sachant trop que lui dire; elle rougit; elle paraissait avoir pleuré, et je sentis que je ne lui en voulais plus. Elle avait quelque chose de si intéressant dans la figure, sa voix était si douce quand elle me remercia, que j'en fus très-ému. — Vous aurez été étonné, me dit-elle avec une espèce de timidité, de ne pas m'avoir vue au dîner? — Pas du tout, lui répondis-je, extrêmement embarrassé. — Elle sourit. — Puisque nous devons être souvent ensemble, continua-t-elle, il est bon que vous accoutumiez à mes enfantillages. — Je ne savais que répondre: je lui offris mon bras pour s'en retourner, car elle s'était levée. — Etes-vous incommodée, madame? lui dis-je enfin; le comte le craignait. — S'est-il informé où j'étais? me demanda-t-elle précipitamment. — Je crois qu'il vous cherche, lui répondis-je. — Votre dîner a été cependant assez long. — Je l'assurai que nous avions été peu de temps à table. — Cela m'a paru fort long, m'a-t-elle répondu. — Elle regardait autour d'elle très-souvent pour voir si elle n'apercevrait pas le comte, quand un des gens est venu avertir que les chevaux étaient mis. — Et mon mari, a-t-elle demandé, où est-il? — Monsieur a pris les devants à pied, a répondu cet homme, après avoir ordonné qu'on mît les chevaux pour que madame n'arrivât pas de nuit, à cause des mauvais chemins. — C'est bon, a dit Valérie, d'une voix qu'elle cherchait à maîtriser… — Mais je m'apercevais de toute son agitation. Nous sommes entrés dans la voiture; je me suis assis vis-à-vis d'elle. D'abord elle a été pensive; puis elle a cherché à cacher ce qui la tourmentait: elle a ensuite essayé de paraître avoir oublié ce qui s'était passé; elle m'a parlé de choses indifférentes; elle a tâché d'être gaie, me racontant plusieurs anecdotes fort plaisantes sur V…, où nous devions arriver bientôt.
Je remarquais qu'elle mettait souvent la tête à la portière pour voir si elle n'apercevrait pas le comte; elle faisait dire au postillon d'avancer, parce qu'elle craignait qu'il ne se fatiguât à force de marcher. A mesure que nous avancions, elle parlait moins et redevenait plus pensive: elle s'étonna de ce que nous ne rejoignions point son mari. — Il marche très-vite, lui répondis-je; mais je m'en étonnais aussi. Nous traversâmes une grande forêt: l'inquiétude de Valérie augmentait toujours; elle devint extrême. A la fin elle était descendue; elle devançait les voitures, croyant se distraire par une marche précipitée; elle s'appuyait sur moi, s'arrêtait, voulait retourner sur ses pas; enfin, elle souffrait horriblement. Je souffrais presque autant qu'elle: je lui disais que sûrement nous trouverions le comte arrivé à la poste, qu'il aurait pris un chemin de traverse, et je le pensais. Malheureusement on lui avait parlé d'une bande de voleurs qui, quinze jours auparavant, avaient attaqué une voiture publique. Je sentais croître mon intérêt pour elle, à mesure que son inquiétude augmentait; j'osais la regarder, interroger ses traits; notre position me le permettait. Je voyais combien elle savait aimer, je sentais l'empire que doivent prendre sur d'autres âmes les âmes susceptibles de se passionner. J'éprouvais une espèce d'angoisse, que son angoisse me donnait; mon coeur battait; et en même temps, Ernest, j'éprouvais quelque chose de délicieux, quand elle me regardait avec une expression touchante, comme pour me remercier du soin que je prenais.
Nous arrivâmes à la poste; le comte n'y était pas. Valérie se trouva mal; elle eut une attaque de nerfs qui me fit frémir. Ses femmes couraient pour lui chercher du thé, de la fleur d'orange; j'étais hors de moi. L'état de Valérie, l'absence du comte, un trouble inexprimable que je n'avais jamais senti, tout me faisait perdre la tête. Je tenais les mains glacées de Valérie; je la conjurais de se calmer: je lui dis, pour la tranquilliser, que tous les voyageurs allaient voir un château, très-près du grand chemin, dont la position était singulière. Dès que je la vis un peu moins souffrante, je pris avec moi deux hommes du pays, et nous nous dispersâmes pour aller à sa recherche. Après une demi-heure de marche, je le trouvai qui se hâtait d'arriver: il s'était égaré. Je lui dis combien Valérie avait souffert; il en fut extrêmement fâché. Quand nous fûmes près d'arriver à la maison de poste, je me mis à courir de toutes mes forces pour annoncer le comte et pour être le premier à donner cette bonne nouvelle. J'eus un moment bien heureux en voyant tout le bonheur de Valérie. Je retournai alors vers le comte, et nous entrâmes ensemble; Valérie se jeta à son cou. Elle pleurait de joie; mais, l'instant d'après, paraissait se rappeler tout ce qu'elle avait souffert, elle gronda le comte, lui dit qu'il était impardonnable de l'avoir exposée à toutes ces inquiétudes,