Valérie. Barbara Juliane Freifrau von Krüdener

Valérie - Barbara Juliane Freifrau von Krüdener


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dans tous ses devoirs! Comme mon coeur éprouvait alors ce sentiment pour le comte! J'y mêlais ce qui le rend à jamais sacré, la reconnaissance. Il me semblait que mon coeur épuré ne contenait plus que ces heureuses affections, qui se réfléchissaient doucement sur Valérie. Nous nous étions assis, la lune s'était levée, les lumières s'éteignaient peu à peu dans le village, quelques chevaux paissaient autour de nous, et les eaux argentées et rapides d'un ruisseau nous séparaient de la prairie. — J'ai de tout temps aimé passionnément une belle nuit, dit le comte; il me semble qu'elle a toujours mille secrets à dire aux âmes sérieuses et tendres; je crois aussi que j'ai conservé cette prédilection pour la nuit, parce qu'on me tourmentait le jour. — Vous n'étiez pas heureux dans votre enfance? — Ni dans ma jeunesse, ma chère Valérie. — Il soupira: — Mais j'ai sauvé ce qu'il y a de si précieux à conserver, une âme qui n'a jamais désespéré du bonheur. Le passé est pour moi comme une toile rembrunie qui attend un beau tableau qui n'en ressortira que davantage. C'est maintenant votre ouvrage à tous deux, mes amis, dit-il en tendant ses bras vers nous: c'est à vous à conduire doucement mes jours. — Valérie l'embrassa avec tendresse; je me jetai aussi à son cou; je ne pus proférer une seule parole. Quel serment pouvait valoir les larmes que je versais? Jamais je n'oublierai ce moment, il m'a rendu le calme et le courage.

      Lettre VIII.

      Bade, le 1er mai.

      J'ai voulu renoncer à une partie de ces douces habitudes qui étaient devenues un besoin pour moi et qui pouvaient devenir dangereuses. J'ai demandé au comte la permission d'aller dans une autre voiture, au moins quelquefois, et j'ai prétexté l'envie que j'avais d'apprendre l'italien, afin de savoir quelque chose de cette langue quand nous arriverions à Venise. J'ai bien su que Valérie, ainsi que son mari, me trouvaient bizarre; mais, enfin, ils ne m'ont point empêché de suivre mon nouveau plan. J'évite aussi de me promener seul avec elle. Il y a un charme si ravissant dans cette belle saison auprès d'un objet aussi aimable, respirer cet air, marcher sur ces gazons, s'y asseoir, s'environner du silence des forêts, voir Valérie, sentir aussi vivement ce qui me donnerait déjà sans elle tant de bonheur, dis, mon ami, ne serait-ce pas défier l'amour?

      Le soir, quand nous arrivions, et que, fatiguée de la route, elle se couchait sur un lit de repos, je venais toujours m'établir avec le comte auprès d'elle; mais il se mettait dans un coin à écrire, et, moi, j'aidais Marie à faire le thé: c'était moi qui en apportais à Valérie et qu'elle grondait quand il n'était pas bon. Ensuite c'était sa guitare que je lui accordais. J'en joue mieux qu'elle; il m'est arrivé de placer ses doigts sur les cordes dans un passage difficile; ou bien je dessinais avec elle, je l'amusais en lui faisant toutes sortes de ressemblances. Ne m'est-il pas arrivé de la dessiner elle-même! Conçois-tu une pareille imprudence? Oui, j'ai esquissé ses formes charmantes, elle portait sur moi ses yeux pleins de douceur, et j'avais la démence de les fixer, de me livrer, comme un insensé, à leur dangereux pouvoir. Eh bien, Ernest, je suis devenu plus sage; il est vrai que cela me coûte bien cher: je perds non-seulement tout le bonheur que j'éprouvais dans cette douce familiarité (je ne devrais pas le regretter, puisqu'il pouvait me conduire à des remords), mais je perdrai peut-être la confiance de Valérie. Elle commençait à me témoigner de l'amitié. Hier, en arrivant dans la ville où nous devions coucher, j'ai vite demandé ma chambre. — Allez-vous donc encore vous enfermer? m'a-t-elle dit; vous devenez bien sauvage. Elle avait l'air mécontent en disant cela; je l'ai suivie, j'ai arrangé le feu, porté des paquets, taillé des plumes pour le comte, afin de cacher l'embarras que me donne une situation toute nouvelle. Je croyais, à force d'attentions qui rappelaient la politesse, suppléer à toutes ces inspirations de coeur qui ne sont nullement calculées. Aussi Valérie s'en est-elle aperçue. — On croirait, dit-elle, que nous vous avons reproché de ne pas assez vous occuper de nous, et que vous voulez nous cacher que vous vous ennuyez. — Je me suis tu; il m'était également impossible de la tirer de son erreur et de ne lui dire que quelques phrases qui n'eussent été qu'agréables. J'avais l'air sûrement bien triste, car elle m'a tendu la main avec bonté et m'a demandé si j'avais du chagrin. J'ai fait un signe de tête comme pour dire oui, et les larmes me sont venues aux yeux.

      Ernest, je suis triste, et ne veux pas m'occuper de ma tristesse. Je te quitte, pardonne-moi ces éternelles répétitions.

      Lettre IX.

      Arnam, le 4 mai.

      Je suis extrêmement troublé, mon ami, je ne sais ce que tout cela deviendra; sans que je l'eusse voulu, Valérie s'est aperçue qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire et d'affligeant dans mon coeur. Elle m'a fait appeler ce soir pour tirer des papiers d'une cassette que Marie ne pouvait pas ouvrir. Le comte était sorti pour se promener. Ne voulant pas sortir brusquement, j'ai pris un livre et lui ai demandé si elle désirait que je lui lusse quelque chose. Elle m'a remercié en disant qu'elle allait se coucher. — Je ne suis pas bien, a-t-elle ajouté; puis, me tendant la main: Je crois que j'ai de la fièvre. — Il a bien fallu toucher sa main; j'ai frissonné; je tremblais tellement qu'elle s'en est aperçue. — C'est singulier, a-t-elle dit, vous avez si froid et moi si chaud! — Je me suis levé avec précipitation, voyant qu'elle était debout devant moi; je lui ai dit qu'en effet j'avais très-froid et très-mal à la tête. — Et vous vouliez vous gêner et rester ici pour me faire la lecture? — Je suis si heureux d'être avec vous, ai-je dit timidement. — Vous êtes changé depuis quelque temps, et je crains bien que vous ne vous ennuyiez quelquefois. Vous regrettez peut-être votre patrie, vos anciens amis? Cela serait bien naturel. Mais pourquoi nous craindre? pourquoi vous gêner? — Pour toute réponse, je levais les yeux au ciel, et je soupirais. — Mais qu'avez-vous donc? me dit-elle d'un air effrayé. — Je m'appuyai contre la cheminée sans répondre; elle a soulevé ma tête, et, d'un air qui m'a rappelé à moi, elle m'a dit: — Ne me tourmentez pas, parlez, je vous en prie. — Son inquiétude m'a soulagé: elle m'interrogeait toujours. J'ai mis ma main sur mon coeur oppressé, et je lui ai dit à voix basse: — Ne me demandez rien, abandonnez un malheureux. — Mes yeux étaient sans doute si égarés, qu'elle m'a dit: — Vous me faites frémir. — Elle a fait un mouvement comme pour mettre sa main sur mes yeux. — Il faut absolument que vous parliez à mon mari, a-t-elle dit, il vous consolera. — Ces mots m'ont rendu à moi-même; j'ai joint les mains avec une expression de terreur. — Non, non, ne lui dites rien, madame, par pitié, ne lui dites rien. — Elle m'a interrompu: — Vous le connaissez bien mal, si vous le redoutez; d'ailleurs, il s'est aperçu que vous aviez du chagrin, nous en avons parlé ensemble, il croit que vous aimez… — Je l'interrompis avec vivacité: il me semblait qu'un trait de lumière était envoyé à mon secours pour me tirer de cette terrible situation. — Oui, j'aime, lui dis-je en baissant les yeux et en cachant mon visage dans mes mains pour qu'elle n'y vît pas la vérité, j'aime à Stockholm une jeune personne. — Est-ce Ida? me dit-elle. — Je secouai la tête machinalement, voulant dire non. — Mais, si c'est une jeune personne, ne pouvez-vous pas l'épouser? — C'est une femme mariée, dis-je en fixant mes yeux à terre et soupirant profondément. — C'est mal, me dit-elle vivement. — Je le sais bien, dis-je avec tristesse. — Elle se repentit apparemment de m'avoir affligé et ajouta: — C'est encore plus malheureux; on dit que les passions donnent des tourments si terribles; je ne vous gronderai plus quand vous serez sauvage; je vous plaindrai; mais promettez-moi de faire vos efforts pour vous vaincre. — Je le jure, dis-je, enhardi par le motif qui me guidait. — Et prenant sa main, je le jure à Valérie, que je respecte comme la vertu, que j'aime comme le bonheur, qui a fui loin de moi. — Il me semblait que je voyais un ange qui me réconciliait avec moi-même, et je la quittai.

      Lettre X.

      Shoenbrunn, le…

      Aujourd'hui, en montant en voiture, je suis resté seul un instant avec Valérie; elle m'a demandé avec tant d'intérêt comment je me trouvais, que j'en ai été profondément ému. — Je n'ai rien dit à mon mari de notre conversation; j'ignorais si cela ne vous embarrasserait pas: il est des choses qui échappent, et qu'on ne confierait pas; votre secret restera dans mon coeur jusqu'à ce que vous me disiez vous-même de parler. Cependant je ne puis m'empêcher de vous dire qu'à votre place je voudrais être guidé par un ami comme le comte; si vous saviez comme il est bon et sensible! — Ah! je le sais, lui dis-je, je le sais; mais je


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