Valérie. Barbara Juliane Freifrau von Krüdener

Valérie - Barbara Juliane Freifrau von Krüdener


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— Non, ma chère Valérie, soyez-en sûre; je voulais éviter une explication. Je sais que vous êtes vive, que cela vous fait mal: je sais aussi combien vous vous apaisez facilement; vous êtes si bonne, Valérie! — Elle avait les larmes aux yeux; elle prit sa main d'une manière touchante. — C'est moi qui ai tort, dit-elle; je vous en demande bien pardon. Comment ai-je pu me fâcher d'un mot qui n'était sûrement pas dit pour me faire de la peine? Oh! combien vous êtes meilleur que moi! — J'aurais voulu me jeter à ses pieds, lui dire qu'elle était un ange. Le comte, qui est si sensible, ne m'a pas paru assez reconnaissant.

      Lettre V.

      Olheim, le 6 avril.

      Je t'ai dit que nous devions passer quelques jours ici, pour que Valérie se reposât: ces jours ont été les plus agréables de ma vie. Il me semble qu'elle a plus de confiance en moi, depuis que je la connais mieux; elle pense, je crois, que je ne m'étonne plus de quelques petites inégalités d'humeur, dont je dois maintenant connaître la source. Une très-grande sensibilité empêche d'avoir une attention continuelle sur soi-même. Les âmes froides n'ont que les jouissances de l'amour-propre; elles croient que le calme et la méthode qu'elles portent dans toutes leurs actions et dans toutes leurs paroles leur attireront la considération de ceux qui les observent: elles savent pourtant bien aussi se fâcher et se réjouir; mais c'est pour des riens, et c'est toujours au dedans d'elles-mêmes; elles craignent jusqu'aux traits de leur visage, comme des dénonciateurs qui vont raconter ce qui se passe au logis. Absurde prétention de prendre pour sagesse ce qui vient de l'aridité du coeur!

      Jamais Valérie ne me paraît plus aimable, plus touchante, que quand sa vivacité l'a emportée un instant, et qu'elle cherche à racheter un tort. Et quel tort? celui d'aimer comme on ne sait pas aimer dans le monde. Je l'observais l'autre jour, lorsqu'elle reçut une lettre de sa mère; je la lisais avec elle en suivant sa physionomie. Et quand, après cela, elle sera ou triste ou préoccupée, qu'elle ne saura pas, avec une étude parfaite de dissimulation, approuver tout ce qu'on lui propose, sourire à ce qui l'ennuie, appellera-t-on cela des caprices? Et pourtant elle veut racheter comme des torts ces moments où elle ne peut appartenir qu'à l'idée qui domine son âme! La meilleure des filles, la plus aimante des femmes voudrait être à la fois et profondément sensible et toujours attentive à ne jamais contrarier les autres! Et quand on me dirait: — Il y a des femmes plus parfaites, — je répondrai: Valérie n'a que seize ans. — Ah! qu'elle ne change jamais! qu'elle soit toujours cet être charmant que je n'avais vu jusqu'à présent que dans ma pensée!

      Lettre VI.

      Le 8 avril.

      Je me promenais ce matin avec Valérie dans un jardin au bord d'une rivière. Elle a demandé le déjeuner: on nous a apporté des fraises, qu'elle a voulu me faire manger à la manière de notre pays, car elle m'avait entendu dire que cela me rappelait les repas que je faisais avec ma soeur, et nous envoyâmes chercher de la crême. Nous avions avec nous quelques fragments du poème de l'Imagination, que nous lisions en déjeunant. Tu sais combien j'aime les beaux vers; mais les beaux vers, lus avec Valérie, prononcés avec son organe charmant, assis auprès d'elle, environné de toutes les magiques voix du printemps, qui semblaient me parler et dans cette eau qui courait et dans ces feuilles doucement agitées comme mes pensées! Mon ami, j'étais bien heureux, trop heureux peut-être! Ernest, cette idée serait terrible et porterait la mort dans mon âme, qu'habite la félicité; je n'ose l'approfondir.

      Valérie fut émue en lisant l'épisode enchanteur d'Amélie et de

       Volnis; et quand elle arriva à ces vers:

      En longs et noirs anneaux s'assemblaient ses cheveux;

      Ses yeux noirs, pleins d'un feu

      Que son mal dompte à peine,

      Etincelaient encor sous deux sourcils d'ebene.

      elle a souri et, en me regardant, elle m'a dit: "Savez-vous que cela vous ressemble beaucoup?" J'ai rougi d'embarras et puis j'ai pensé: "Ah! si vous étiez mon Amélie!" Mais soudain je me suis reproché ma pensée comme un crime, et c'en était bien un. Je me suis levé, je me suis enfui; j'ai été m'enfoncer dans la forêt voisine, comme si j'avais pu m'éloigner de cette coupable pensée.

      Après une course assez rapide, réfléchissant à ce que penserait de moi Valérie, que j'avais quittée si ridiculement, je résolus de revenir à la maison et de lui demander pardon. Cherchant dans ma tête une excuse et n'en trouvant point, je cueillais en chemin des marguerites pour les lui apporter, et je me mis, sans y penser, à les interroger en les effeuillant, comme nous avions fait tant de fois dans notre enfance. Je me disais: "Comment suis-je aimé de Valérie?" J'arrachais les feuilles l'une après l'autre jusqu'à la dernière; elle dit: pas du tout. Le croirais-tu? cela m'affligea.

      J'ai voulu aussi savoir comment j'aimais Valérie. Ah! je le savais bien; mais je fus effrayé de trouver, au lieu de beaucoup, PASSIONNEMENT: cela m'épouvanta. Ernest, je crois que j'ai pâli. J'ai voulu recommencer, et encore une fois la feuille a dit: PASSIONNEMENT. Mon ami, était-ce ma conscience qui donnait une voix à cette feuille? Ma conscience saurait-elle déjà ce que j'ignore moi-même, ce que je veux ignorer toute ma vie, ce que tu ne croirais jamais si on te le disait, toi qui me connais si bien, toi qui sais que jamais je ne fus léger, que la femme d'un autre fut toujours un objet sacré pour moi? Et j'aimerais Valérie! Non, non.

      Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.

      Sois tranquille, Ernest, tu n'auras pas besoin de me rejeter loin de toi.

      Lettre VII.

      Blude, le 20 avril.

      Je suis bien sûr, mon ami, que la crainte seule d'aimer celle que je n'ose nommer (car je dois la respecter trop pour associer son nom à une idée qui m'est défendue) m'a fait croire… Je ne sais t'exprimer ce que je sens, cela doit être obscur pour toi; voici quelque chose de plus clair.

      Ce soir, arrivant dans un village d'Autriche, et trouvant qu'il était plus tard qu'on ne pensait, le comte s'est décidé à passer la nuit dans cet endroit. On a dressé le lit de Valérie, et, pendant qu'on arrangeait son appartement, nous sommes tous passés dans une jolie salle qu'on venait de peindre et d'approprier avec assez d'élégance. Il y avait là quelques mineurs qui jouaient des valses. Tu sais combien on cultive la musique en Allemagne. Quelques jeunes filles qui étaient venues voir l'hôtesse valsaient; elles étaient presque toutes jolies, et nous nous amusions à voir leur gaieté et leur petite coquetterie villageoise. Valérie, avec sa vivacité ordinaire, a appelé ses deux femmes de chambre; elle voulait aussi leur donner le plaisir de la danse. Bientôt le bal a cessé, les musiciens seuls sont restés. Le comte est venu prendre Valérie et l'a fait valser, quoiqu'elle s'en défendît, ayant une espèce d'éloignement pour cette danse, que sa mère n'aimait pas. Quand il eut fait deux ou trois fois le tour de la salle, il s'arrêta devant moi. "Je serai spectateur à mon tour, a-t-il dit, Gustave, Valérie vous permet de finir la danse avec elle." Mon coeur a battu avec violence; j'ai tremblé comme un criminel; j'ai hésité longtemps si j'oserais passer mon bras autour de sa taille. — Elle a souri de ma gaucherie. — J'ai frémi de bonheur et de crainte; ce dernier sentiment est resté dans mon coeur, il m'a persécuté jusqu'à ce que j'aie été complètement rassuré. Voici comment je suis devenu plus tranquille.

      La soirée était si belle, que le comte nous a proposé une promenade. Il avait donné le bras à Valérie, je marchais à côté de lui; il faisait assez sombre; les étoiles seules nous éclairaient. La conversation se ressent toujours des impressions que reçoit l'imagination; la nôtre est devenue sérieuse et même mélancolique comme la nuit qui nous environnait. Nous avons parlé de mon père, nous nous sommes rappelé, le comte et moi, plusieurs traits de sa vie qui mériteraient d'être publiés pour faire l'admiration de tous ceux qui savent sentir et aimer le beau. Nous avons mêlé nos tristes et profonds regrets et parlé de cette belle espérance que l'Etre suprême laissa surtout à la douleur, car ceux-là seuls qui ont beaucoup perdu savent combien l'homme a besoin d'espérer. A mesure que le comte parlait, je sentais mon affection pour lui s'augmenter de toute sa tendresse pour mon père. Quelle


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