Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr. Adolphe Retté
pour propager, dans leur clientèle, les dangereuses aberrations de la Théosophie…
Cependant ce ne fut pas le docteur E… qui m'amena, d'une façon directe, à franchir le seuil des paradis menteurs de l'occultisme. Je causais volontiers avec lui. Je l'écoutais avec intérêt, surtout lorsqu'il me commentait les symboles hermétiques du panthéisme, car j'étais alors très épris de cette doctrine.
Mais quoique l'Initiation me fût régulièrement envoyée, je ne la lisais guère. Et je refusai de suivre un cours d'occultisme où l'on distribuait des diplômes qui conféraient graduellement des dignités dans la Gnose. — Cela non par méfiance, mais parce que, fou d'indépendance et de poésie primesautière, je répugnais à m'enclore dans une secte.
Quand il entreprenait des imaginatifs de caractère faible, le docteur E… ne tardait pas à les mettre en rapport avec son émule en maléfices, Stanislas de Guaita.
Il manoeuvra de la sorte pour égarer le poète Édouard Dubus. Celui-ci était un véritable enfant, spirituel au possible, fort instruit, bon, serviable, doué d'un gracieux talent. Mais il ne possédait nulle volonté. Aimé de tout le monde, dans tous les mondes, y compris le demi, il ne savait par résister aux impulsions de sa nature ardente. Malgré un grand fond de mélancolie — ce spleen rongeur dont toute notre génération a souffert — il prétendait ne concevoir l'existence que comme une farce infiniment drolatique. Aussi, lorsqu'une sottise lui paraissait amusante à commettre, il n'y allait pas — il y courait. Avec cela, très curieux d'occultisme et très porté, sous un scepticisme de surface, à s'engager dans les halliers du surnaturel, pourvu qu'il y trouvât quelques églantines à cueillir.
Hélas, à quelle mort affreuse le conduisit ce penchant!
Dubus méditait alors d'écrire un drame en vers qui aurait eu pour principal personnage Apollonius de Tyane, le thaumaturge pythagoricien dont les prestiges équivoques suscitaient l'admiration des païens au premier siècle de notre ère.
Il en parla au docteur E… qui, saisissant l'occasion, lui proposa de l'aboucher avec Stanislas de Guaita. Celui-ci détenait, disait-il, des documents dont Dubus pourrait tirer le plus grand parti. Cette invite fut accueillie avec empressement par le poète.
Le lendemain du jour où la première entrevue avait eu lieu, Dubus vint chez moi. Nous étions fort liés et nous passions rarement quarante-huit heures sans nous voir. J'étais au courant. Je savais que de Guaita était tenu pour un maître de l'occultisme, mais je ne le connaissais que par deux de ses livres: _Rosa mystica, _titre sacrilège, étant donné ce que contenait ce recueil de vers, et _Au seuil du Mystère, _introduction à l'histoire de la magie noire.
Lorsque Dubus pénétra dans le petit appartement de la place de la Sorbonne que j'occupais à cette époque, je fus surpris et presque effrayé en constatant à quel point les traits de son visage étaient altérés. D'habitude, il avait le teint assez pâle. Mais, cette fois, il était plus que pâle: il était livide. Un éclat fiévreux vitrifiait ses prunelles que me parurent élargies. Son regard, d'ordinaire si franc, fuyait le mien; il errait çà et là sur les objets sans s'y poser.
En proie à une agitation singulière, le poète allait et venait à travers la chambre, se laissait tomber sur le divan pour se relever aussitôt, se figeait soudain dans une attitude de stupeur pour reprendre, trois secondes après, sa déambulation saccadée. Ses mains se crispaient au dossier des chaises, puis se portaient à son front et le balayaient comme pour chasser une pensée importune.
— Assieds-toi donc pour de bon, lui dis-je, et tiens-toi tranquille. Je ne t'ai jamais vu aussi énervé. Tu as une mine de déterré; est-ce que le fameux Guaita t'aurait fait boire?
Je n'en croyais rien, car Dubus était très sobre, mais il me semblait si étrange, ce matin-là!
— Non, non, me répondit-il, je n'ai pas bu: tu sais bien que je ne bois jamais… Seulement de Guaita m'a fait une telle impression que je ne m'en puis remettre… Nous avons causé toute la nuit; c'est un homme extraordinaire.
— Tant que cela? Mais enfin que t'a-t-il raconté? A-t-il évoqué devant toi l'ombre d'Apollonius afin que ce doux sorcier te documentât lui-même?
— Ne plaisante pas. Ce fut très sérieux, cet entretien. Guaita m'a ouvert des horizons superbes.
Et, les yeux fixes, le torse tout à coup raidi, l'index dardé vers le plafond, il ajouta d'une voix rauque, qui n'était plus la sienne:
— Guaita m'a procuré le moyen de devenir un dieu!
Je tressaillis. Dans toute autre circonstance, j'aurais peut-être ri de cette phrase extravagante. Mais il y avait quelque chose de si anormal chez Dubus, une telle expression d'orgueil triomphant se marquait dans toute sa physionomie, que je ne me sentis nullement enclin à le railler.
Et puis, dans nos réunions de jeunes écrivains affolés par le mégalomane Nietzsche, qui nous invitait à nous hausser jusqu'au surhomme, nous nous étions si souvent écriés avec Musset: _Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu? _Tant de fois le démon de la gloire nous avait chuchoté, aux heures où l'on croit si fort en soi-même qu'il semble qu'on va se heurter la tête aux étoiles: Eritis sicut dei!…
Loin donc de m'égayer, je repris tout mon sérieux et je pressai
Dubus de s'expliquer davantage.
Guaita, me dit-il, m'a d'abord invité à lui exposer les raisons de ma prédilection pour Apollonius. Quand je lui eus confié à quel point le surnaturel m'attirait, quand je lui eus révélé mon ambition de créer, d'après ce maître des mystères, une figure qui dominerait notre temps, il m'a d'abord répondu, sans avoir l'air d'y tenir, qu'il pourrait peut-être me venir en aide. Puis il a gardé le silence pendant plusieurs minutes. Moi, j'ai repris la parole, et tandis qu'il me fixait d'un regard aigu qui me traversait la tête, je me suis épanché en un flot d'aperçus touchant la composition de mon drame. Tu me croira si tu veux: à mesure que je parlais, des scènes dont je n'avais eu aucune idée jusque là naissaient en moi et je les décrivais aussitôt. Des vers imprévus me jaillissaient de la bouche. Mon drame prenait une ampleur, un relief, une splendeur inouïs. Mon don d'invention s'était tout à coup décuplé. C'était comme si un être nouveau s'était éveillé en moi pour me dicter des pensées magnifiques. Et je me sentais indiciblement fier du génie dont je venais de prendre conscience en cette explosion de mon âme.
Tout à coup, ce fut comme si un mur de glace se dressait pour faire obstacle à ma course dans l'Idéal. La fête éblouissante allumée dans mon cerveau s'éteignit comme une bougie qu'on souffle. Je m'interrompis au milieu d'une phrase. Plus de mots, plus d'idées! Je restai hébété, balbutiant, pendant que Guaita ne cessait pas de m'observer froidement.
— Eh bien, dit-il, qu'attendez-vous?… Continuez, vous m'intéressez beaucoup.
— Je ne trouve plus rien répondis-je.
Un mouvement de désespoir me saisit, car il me semblait que je ne trouverais plus jamais rien!
— Ah! C'est fini, m'écriai-je, mon drame vivait devant moi; maintenant, il est mort. Et je sens que je ne me rappellerai même plus un seul des vers que je viens d'improviser d'une façon si surprenante.
— Si, reprit Guaita, vous vous rappellerez tout. Et je m'en vais vous dire comment…
Ici Dubus s'arrêta net. Très étonné, je l'invitai à poursuivre. Mais il s'y refusa obstinément. Il allégua, pour motif de son silence, que Guaita lui avait fait promettre de garder le secret sur le philtre qui faisait déborder dans les âmes les sources d'un génie surhumain.
— Mais, conclut-il, il ne tient qu'à toi de le connaître. Viens chez de Guaita. Il désire beaucoup te voir et il a fort insisté pour que je t'amène à lui.
Je ne dis pas non, répondis-je, car je flaire là du nouveau et, n'est-ce pas, comme Baudelaire, nous plongerions volontiers
Au fond de l'inconnu pour trouver du