Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr. Adolphe Retté
et elle monte dans l'infini, car Guaita m'en a livré la clef…
* * * * *
Je ne me doutais pas alors de quelle nature était le philtre, qui, loin de lui ouvrir les portes de l'infini, devait très vite faire descendre mon ami au sépulcre par une spirale d'horreur et d'abjection.
Toutefois, à la réflexion, je résolus d'abord de ne pas aller chez de Guaita. Ma raison me faisait pressentir qu'il y avait là un danger.
Je ne craignais pas pour mon âme, car je n'avais pas la foi et il m'importait peu que l'Église mît ses fidèles en garde contre l'occultisme. Mais je redoutais une influence virulente sur mon imagination et ma sensibilité. Il y avait bien du louche dans ce que j'avais appris déjà par le docteur E… Aussi, je me méfiais.
Mais ensuite je me remémorai les termes dont Dubus s'était servi pour me peindre la puissance de création poétique qui avait germé en lui au contact du théosophe. Le désir grandit en moi de connaître des joies analogues.
— Qui sait, me dis-je, si ce personnage — peut-être inoffensif, après tout — ne saura pas m'inculquer cette énergique confiance en soi-même dont j'ai vérifié les effets sur Dubus? Et puis Dubus, emballé comme il l'est, par nature, a sans doute exagéré. Je puis toujours aller chez de Guaita en observateur attentionné à mettre les choses au point. C'est tentant!
Ce dernier prétexte me décida. Cependant, j'y insiste, tandis que je me rendais chez de Guaita, en compagnie de Dubus, je sentais que j'avais tort. Ma conscience me murmurait que je faisais mal; mais sans l'écouter, je me forçais à mal faire.
Dans le plus pénétrant de ses contes: _le Démon de la perversité, _Edgar Poe, ce voyant, a décrit, d'une façon incisive, cet état d'âme. Il a montré comment telles circonstances se produisent où celui que ne garde pas la prière court à sa perte, le sachant et _ne voulant pas _réagir…
Le rez-de-chaussée où habitait de Guaita se trouvait dans une rue tranquille et voisine de l'avenue Trudaine. Chemin faisant, j'interrogeai de nouveau Dubus sur cette «clef de l'infini» dont il gardait si jalousement le secret. Il se déroba par des phrases évasives. Ce soir-là, du reste, il était taciturne et semblait possédé d'une idée fixe.
Quand nous eûmes sonné, de Guaita lui-même vint nous ouvrir, une lampe à la main. Les paroles de présentation et d'accueil échangées, il nous fit entrer dans son cabinet de travail. Cette pièce était entièrement tendue d'étoffe rouge au plafond comme aux murs. Une grande glace, d'une limpidité parfaite, surmontait la cheminée. Au-dessus du bureau, chargé de livres et de papiers, une belle gravure reproduisait le _Saint Jean-Baptiste _de Vinci et son sourire énigmatique. Comme meubles, quelques fauteuils moelleux et un large divan oriental qui régnait tout le long d'une des parois.
Tout en causant, j'étudiais de Guaita. De taille moyenne, le corps enveloppé d'une robe de chambre quelconque, il retenait l'attention par trois particularités de sa physionomie. Encadré d'une barbe d'un blond pâle qui se terminait en pointe, son visage était d'une pâleur cadavérique: il semblait que le sang n'avait jamais rougi ses pommettes terreuses. Sa bouche, mince comme une estafilade de sabre, offrait des lèvres d'une coloration de violette délavée, presque mauve. Ses yeux, bleu faïence, dardaient ces regards acérés dont Dubus m'avait parlé; ils trouaient comme des vrilles. Je remarquai que les pupilles en étaient extraordinairement dilatées.
La conversation, en cette première rencontre, fut d'abord assez banale. Dubus se taisait presque tout le temps, mais il était nerveux et semblait attendre quelque chose. Guaita, fort courtois d'ailleurs, se tenait sur la réserve. Moi, je me sentais mal à l'aise et, détail qu'il faut retenir, quoique la température fût très douce, j'avais froid, physiquement froid, surtout aux mains, comme si je les avais tenues dans l'eau glacée.
Naturellement la littérature fut mise sur le tapis et de Guaita me demanda si je travaillais à un livre en ce moment. Je lui dis que je composais des poèmes d'amour. — C'étaient ceux qui furent réunis depuis sous le titre: Une belle Dame passa. J'étais alors très épris de la personne qui les motiva — sans, du reste, être payé de retour.
Peut-être parce que ce déboire m'affligeait fort et qu'il me soulageait de l'exprimer — ou pour toute autre cause — ma gêne disparut soudain pendant que je parlais de mes vers. Bien plus, quoique nos relations toutes récentes n'autorisassent pas de confidences aussi personnelles, j'analysai mon chagrin devant Guaita et j'ajoutai même que je n'espérais guère attendrir la rebelle.
Pourquoi me livrais-je de la sorte? C'est que je ne sais quelle force me poussait à lui dévoiler mes pensées les plus intimes. On eût dit qu'il les tirait hors de moi, qu'il les dévidait, à la muette, comme le fil d'une bobine.
— Oh! dit-il très simplement, quand je me tus, assez ébahi de ma confiance impromptue, il y aurait sans doute un moyen de vous faire aimer d'elle.
— Vraiment? m'écriai-je, mi-sceptique, mi-convaincu.
— Nous en recauserons, car je pense que vous me ferez le plaisir de renouveler cette visite.
Conquis par sa quasi-promesse d'aider l'amoureux en panne, j'allais répondre par l'affirmative quand Dubus se levant, tout d'une pièce, demanda à passer dans la chambre à côté.
— Allez, cher ami, dit Guaita, vous trouverez sur la table tout de qu'il vous faut.
Il ne bougea pas de son fauteuil. À peine s'il esquissa un geste pour accompagner sa phrase. Mais un léger sourire, où je crus démêler une nuance de triomphe, voltigea sur ses lèvres.
Par politesse et voyant son calme, je n'osai poser de question. Cependant mon malaise revint et s'accrut encore quand Dubus rentra, les yeux embrasés de cette même flamme d'orgueil qu'ils irradiaient naguère, place de la Sorbonne.
Guaita ne parut pas s'en apercevoir. Mais moi je n'y pus tenir. Un trouble grandissant m'envahissait. Sous un vague prétexte de rendez-vous ailleurs, je pris congé en quelques mots rapides, non sans avoir acquiescé quand Guaita, ne témoignant aucune contrariété de ce départ à peine correct, insista pour que nous nous revissions à bref délai.
Je m'en allai par la ville, plein de réflexions confuses où prédominait l'idée que l'occultiste servirait peut-être ma passion malheureuse.
C'est pourquoi ma seconde visite suivit bientôt. Guaita me reçut avec la même courtoisie que la première fois. Mais il semblait avoir oublié l'espèce d'engagement qu'il avait pris. Malgré mon impatience, j'attendis pour le lui rappeler qu'un détour de la conversation nous y amenât. Il en était bien loin: il me parlait d'un écrivain qui s'était récemment converti au catholicisme après avoir longtemps publié des livres où l'Église était étrangement méconnue. Pour qualifier cette évolution, il employa des termes haineux, presque grossiers, ce qui me surprit chez un homme d'ordinaire si mesuré. Ce fut violent au point que je me sentis choqué, non tant par l'âcreté des sentiments exprimés que par la vulgarité des mots qui les traduisaient.
De Guaita s'en aperçut et rompit tout de suite le propos. Il remarqua que j'examinais, par contenance, une statuette d'Isis en or qui scintillait sur son bureau.
— Avez-vous lu ce qui est écrit sur le piédestal? me demanda-t- il.
— Non, répondis-je.
— Eh bien, voyez.
Je me penchai sous la lampe et je lus: I.N.R.I.
— Tiens, dis-je, c'est curieux… L'inscription placée, par ordre de Pilate, au-dessus de la tête du Christ en croix. Je ne vois pas trop ce qu'elle fait sous les pieds d'Isis.
— Je vous l'expliquerai plus tard, reprit de Guaita, quand nous serons plus liés (Il ne me l'expliqua pas; on verra pourquoi. Mais j'ai appris, par la suite, et dans d'autres conditions de vie, le sens sacrilège du titre de la Croix dominé par Isis. Le voici: Igne Natura Renovatur Integra. Quant au commentaire gnostique, je ne le donnerai pas ici. A porta inferi, erue nos, Domine!)
Je