Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr. Adolphe Retté

Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr - Adolphe Retté


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7 juillet 1893, vers quatre heures de l'après-midi, j'étais adossé à la devanture, prudemment close, de la boulangerie qui fait l'angle de la rue Racine et de la rue de l'École-de-médecine, au boulevard Saint-Michel.

      Je reprenais un peu haleine et je tâchais de rassembler mes idées assez en désarroi depuis quelques jours.

      C'est qu'en effet l'émeute, qui avait éclaté le 4, faisait rage dans plusieurs quartiers de Paris: sur la rive gauche, à Belleville, place de la République, place de la Concorde — ainsi nommée disait Balzac, parce qu'elle mène au palais de l'éternelle discorde — et vers l'avenue de Clichy. Le ministère ayant fermé la Bourse du travail, les syndicats ouvriers tentaient de la reprendre d'assaut. Les bouchers de la Villette, conduits par leur idole: le marquis de Morès, allaient descendre. La ligue des patriotes avait convoqué ses escouades pour risquer un coup en faveur de son rêve éternel: la dispersion de ceux qui allaient être bientôt les Quinze-Mille et la purification de la chambre par l'appel au plébiscite. Amilcare Cipriani, par hasard hors de prison, apprenait à de jeunes guesdistes comment on construit des barricades. Les anarchistes, pour qui l'émeute est un élément vital, étaient accourus de tous les points de la ville et de la banlieue, ne voulant pas manquer une si belle occasion de chambardement. De plus, les cochers de fiacre et les terrassiers étaient en grève.

      Ces éléments disparates s'étaient coalisés pour une action commune contre le gouvernement, les parlementaires et le préfet de police Lozé — quittes à s'entredéchirer si le mouvement réussissait.

      La veille au soir, des délégués de tous les partis s'étaient réunis chez un ancien membre de la Commune, nommé Regnard, disciple de Tridon, et qui présentait cette particularité curieuse d'être un antisémite féroce, mais imbu d'athéisme jusqu'aux moelles. On avait tenu un conciliabule dans le but d'établir la meilleure tactique pour culbuter le régime. Il y avait là, entre autres, Jules Guérin, Zévaès, depuis député de Grenoble, un ancien officier, bonapartiste fervent, dont le nom m'échappe, Jean Carrère, qui se mêlait à cette échauffourée, uniquement, je crois, pour exercer sa faconde méridionale; un lieutenant de Déroulède, quelques élèves des Beaux-Arts, un mouchard qu'on démasqua trop tard, un émissaire des Collignons, un autre des Limousins, Jacques P… de la Bourse du travail et le signataire de ces lignes envoyé par un groupe révolutionnaire de la rue Mouffetard.

      La discussion fut assez confuse: certains avaient le toupet de proposer l'envoi d'une délégation à la Chambre pour y poser nos griefs. Mais on les écoutait peu. En dernier ressort, on résolut de tenter des attaques à la fois contre l'Élysée, la Bourse du travail et la Préfecture de Police. Les patriotes devaient aller troubler la quiétude ruminante du personnage indûment qualifié Chef de l'État. Les grévistes, soutenus par d'autres corporations, essaieraient de reprendre la bourse du travail. Enfin les anarchistes et les collectivistes devaient emporter la Préfecture de Police, la saccager et, si possible, s'emparer de Lozé pour en faire un otage.

      Guérin avait réservé le rôle de Morès et de ses bouchers. Nous avions, lui et moi, rendez-vous, avec le marquis, à minuit, au Ranelagh. La réunion finie, nous allâmes le trouver. Après nous avoir entendus, il décida de prendre part au combat qui se livrerait place de la République et rue du Château d'Eau.

      — Nous arriverons par la rue Saint-Maur avec des matraques, me dit-il, et nous chargerons la police — en ligne.

      — Vive le Roi! conclut Guérin.

      — Vive l'anarchie! répondis-je.

      Et tous trois en choeur: À bas Marianne!

      Nous nous serrâmes la main et nous nous séparâmes.

      II

      On se demandera ce que faisaient dans ce complot les élèves des

       Beaux-Arts.

      C'est que, justement, ils étaient la cause initiale de l'émeute. Quinze jours auparavant, avait eu lieu, au Moulin Rouge, le bal annuel des Quat'-z-Arts. Comme il était d'habitude, il y avait à cette fête outre les peintres, sculpteurs, graveurs et architectes, un certain nombre d'invités: journalistes, gens de lettres, _dilettanti, _plus un fort contingent de modèles féminins et de demi-mondaines. À la fin du bal, on avait porté les modèles en triomphe dans la pose et dans le …manque de costume qu'elles ont à l'atelier.

      Certains journaux, le lendemain, rendirent compte de la fête avec force épithètes louangeuses.

      Sur quoi, M. le sénateur Bérenger déposa une plainte au parquet pour outrage à la morale publique. Il n'y avait pourtant là qu'une publicité très relative, s'adressant à des gens qui en avaient vu… bien d'autres.

      Des poursuites furent exercées: un certain nombre d'artistes — plutôt des sculpteurs — furent frappés d'une amende, et aussi une certaine Sarah Brown, modèle qui, en sa qualité de juive, profita de l'incident pour poser les bases de sa fortune à venir.

      Aussitôt condamnés, les Beaux-Arts entrèrent en ébullition. Le 4 juillet, les élèves de divers ateliers s'assemblèrent, protestèrent au nom de l'Art, et décidèrent d'aller conspuer, chez lui, le sénateur Bérenger. Le rendez-vous pour les manifestants fut fixé place de la Sorbonne.

      Il y avait à cette époque — et il y a sans doute encore — faisant angle avec la place et le boulevard Saint-Michel, un café où se réunissaient pas mal d'écrivains et de révolutionnaires. Le soir même du 4, nous étions assis trois à la terrasse du café: un électricien fort coté dans son métier et assez bon orateur dans les réunions, un commis voyageur en casquettes de cyclistes — qui se croyait, à ses moments perdus, missionné pour prêcher la Sociale, — enfin, moi-même.

      Quand les artistes arrivèrent, nous ne savions pas du tout de quoi il s'agissait. La place s'emplit de criailleries et de gesticulations, mais il était très évident que ces jeunes gens ne sauraient comment s'y prendre pour organiser un cortège subversif. Les bons agents, très calmes et très modérés, circulaient à travers cette foule sans rien dire; et je crois bien qu'ayant l'expérience du quartier, ils jugeaient que tout le monde se disperserait après quelques vociférations.

      Mais les anarchistes étaient là pour embrouiller les choses. Nous nous informons, nous apprenons de quoi il retourne. L'instinct de désordre, qui ne demande qu'à flamber chez tous les révolutionnaires, s'allume en nous.

      Je dis à l'électricien: — Il s'agit de chambard… Viens avec moi, nous allons mettre en fureur contre Bérenger ces gâcheurs de plâtre et ces badigeonneurs de toiles. Si nous parvenons à les lancer pour de bon, il en résultera de la casse, on se cognera et tout cela fera du bien à la Sociale.

      L'autre m'approuve, tandis que le Gaudissart des casquettes s'esquivait sans mot dire. Nous montons sur les marches de la Sorbonne. Et de là je fais aux Beaux-Arts une harangue où je leur démontrai qu'il fallait non seulement conspuer le sénateur, mais encore envahir sa maison et n'y rien laisser d'intact. Je ne me rappelle plus les termes de cette diatribe, mais il faut croire que le démon qui me poussait soufflait des flammes irrésistibles, car, tandis que je m'essuyais le front et que l'électricien, attisant à son tour le brasier, traînait dans la boue M. Bérenger, le Sénat et le régime, une colonne d'artistes fous de rage se forma spontanément et partit au pas de course vers la rue d'Anjou qu'habitait le Père Conscrit accusé d'un excès de pudeur.

      Enchantés du résultat obtenu, nous rejoignons la tête de la manifestation et, trois minutes après, la place était vide.

      Cependant les gardiens de la paix, débordés, bousculés, affolés courent au téléphone et objurguent la Préfecture de leur envoyer du renfort. S'expliquèrent-ils mal? Le fait est qu'un quart d'heure plus tard, une brigade de réserve débouchait à fond de train sur la place et, sans pourparlers ni explications, tombait à bras raccourcis sur les consommateurs paisibles demeurés à la terrasse du café. Une bagarre s'ensuit. Un employé de commerce nommé Nuger est frappé à la tempe d'un porte-allumettes lancé à toute volée par un agent et meurt sur le coup…


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