Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr. Adolphe Retté

Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr - Adolphe Retté


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Si je vous ai bien compris, l'autre soir, dis-je, vous seriez à même de me fournir des arguments pour convaincre la personne dont je vous ai parlé?

      Il eut son sourire ambigu: — Mieux que des arguments, me répondit-il, nous en causerons tout à l'heure… Mais si nous prenions d'abord un peu de champagne?

      Sans attendre ma réponse, il passa dans la pièce à côté et en revint aussitôt avec deux coupes et une bouteille toute débouchée.

      Cette particularité aurait dû me mettre en défiance, puisque, d'habitude, on garde la champagne clos sous sa capsule dorée jusqu'au moment de le verser. Mais j'étais si loin de soupçonner que Guaita pût avoir préparé ce liquide pour m'entonner quelque drogue occulte!

      Il remplit les coupes et, me saluant de la sienne, il la porta à ses lèvres.

      Quoique n'aimant pas ce vin tapageur, que je ne sais plus qui appelait «un coco épileptique», je l'imitai.

      À peine avais-je avalé deux gorgées qu'un arrière-goût d'amande amère m'emplit la bouche. Et, immédiatement, je me sentis tout étourdi. En même temps je remarquai que Guaita, après avoir au plus effleuré sa coupe, la posait sur le bureau. Je me hâtai d'en faire autant et je ne touchai plus à la mienne.

      Or, j'en avais bu assez: la drogue agissait. Je fus pris de vertige; des flammes vertes me dansèrent devant les yeux; une sueur abondante m'imprégna le front; tous mes membres s'engourdirent; il me sembla que mon sang ralenti changeait son cours dans mes artères… Je ne trouve pas d'autre expression pour expliquer ce qui s'opérait dans mes organes. Mes jarrets fléchirent et je tombai sur un fauteuil en murmurant: — Je suis empoisonné!

      — Mais non, mais non, se hâta de dire de Guaita, la splendeur approche… Dans une minute, vous serez tout à fait bien.

      Malgré mon demi-évanouissement, je sentis qu'il s'était approché de moi et qu'il me faisait des passes magnétiques sur la figure et sur le coeur. Puis du pouce, il me raya le front d'un signe qui figurait le _tau _de l'alphabet grec (C'est la marque de la Gnose et la contrepartie blasphématoire de notre signe de la Croix).

      Je revins à moi: le malaise physique était dissipé. Mais je me sentais comme un voile sur l'esprit: ma volonté avait disparu. J'étais sur le point de devenir une sorte d'automate docile à toutes les suggestions. Et pourtant je ne sais quelle voix presque étouffée ne cessait de chuchoter au-dedans de moi: — Prends garde! Prends garde!

      Guaita tira mon fauteuil contre le bureau et me mit sous les yeux un album richement relié. Il l'ouvrit; je vis défiler une suite de planches, d'une exécution d'art exquise, et qui représentaient… je ne veux pas dire quoi.

      Pour les érudits, je les comparerai aux priapées du musée secret de Naples.

      De Guaita les commentait d'une voix stridente et mêlait parfois des saillies blasphématoires à sa glose.

      Mais voici que, loin de me stimuler, ces ordures élégantes me causaient de la répulsion. Je ne pouvais pas la formuler, car j'étais plongé dans une sorte d'hébétude. Puis cette sensation de froid intense, ressentie déjà lors de ma première visite, m'éprouva de nouveau. Je grelottais comme si j'étais dans un bain de glace…

      — Je gèle, je gèle, m'écriai-je, en repoussant l'album.

      Guaita laissa échapper une exclamation d'impatience. Cet incident parut le déconcerter: on aurait dit qu'il s'attendait à un résultat très différent.

      — Couchez-vous un quart d'heure, me dit-il d'une voix brève.

      Il m'étendit sur le divan, me glissa un coussin sous la tête, jeta une fourrure sur mon corps et m'en enveloppa soigneusement. Je me laissais faire comme un enfant; j'étais incapable de vouloir et presque de penser.

      L'occultiste s'assit à son bureau et se mit à écrire, ne s'interrompant, de temps à autre, que pour me lancer des regards plutôt malveillants.

      Moi, je fus d'abord dans un état vague. Mes idées flottaient éparses, se muaient en images confuses et difformes, comme il arrive dans certains cauchemars. Pourtant je ne dormais pas, et même le nuage de plomb qui s'était appesanti sur mon cerveau se dissipait peu à peu. Bientôt mon intellect reprit son fonctionnement normal: je me sentis tout à fait lucide. Seulement j'étais brisé de fatigue et je ne pouvais remuer ni bras ni jambes.

      Enfin je ne me réchauffais pas. Au contraire, la sensation de froid ne faisait que s'accroître et, tandis que je claquais des dents, je la sentis, pour ainsi dire, s'extérioriser. Ce fut comme si un brouillard d'hiver m'enveloppait…

      Il m'enveloppait réellement, car je le vis soudain, comme une vapeur transparente et givreuse qui ondulait dans la chambre… Je prie qu'on me croie; je ne fais pas de littérature; je dresse un procès-verbal.

      Parmi cette brume, je sentis une présence invisible, glaciale, haineuse, qui s'y tenait immobile et me fixait. Simultanément, un regard machinal, jeté sur la glace du fond de la chambre, me la montra toute trouble.

      Je perçus, par une intuition subite, que la Présence me voulait du mal — aurait désiré m'anéantir. Comme j'avais de plus en plus froid, un souvenir me traversa l'esprit, pareil à un éclair, celui de ces lignes lues récemment dans un traité de démonologie: «Souvent, quand la Puissance mauvaise se manifeste, elle s'annonce par un froid rigoureux qui fait souffrir les néophytes du Sabbat…»

      Alors une horreur indicible m'envahit. Je récupérai toute mon énergie pour sauter à bas du divan avec le désir véhément de déguerpir.

      — Je m'en vais, dis-je à Guaita.

      Qu'aurais-je dit de plus? Nulle explication n'était nécessaire entre nous. Nous nous étions compris — et nous ne pouvions marcher de compagnie.

      Mon annonce ne parut pas l'émouvoir. Il haussa les épaules en signe que cela lui était indifférent et marmotta en sourdine: — L'expérience a manqué. Celui-là ne vaut rien pour nous…

      Sans autre cérémonie, je pris la porte.

      Dehors je respirai largement et, les yeux levés vers les étoiles qui magnifiaient la nuit printanière, je me jurai de ne jamais remettre les pieds dans ce lieu maudit.

      Je me suis tenu parole…

      * * * * *

      Le pauvre Dubus ne fut pas aussi bien inspiré que moi. Ce philtre, prétendu divin, dont de Guaita lui avait inoculé le désir, le goût, puis la passion, c'était la morphine.

      Dès lors, la Pravaz ne le quitta plus et la drogue infâme manifesta bientôt en lui ses ravages. Il s'enfonça de plus en plus dans les pratiques de l'occultisme et multiplia les piqûres. Sa santé déclina rapidement d'une façon effrayante. Ce n'était plus qu'un squelette ambulant qui ricanait et balbutiait des incohérences. Son talent s'envola. En moins de deux années il fut réduit à rien.

      Deux séjours consécutifs dans une maison de santé ne parvinrent pas à le guérir. À peine dehors, il retombait dans son double vice: la fréquentation de Guaita, l'intoxication croissante par la morphine. Le bon Huysmans, qui l'aimait, tenta de le sauver. Ses efforts furent vains.

      Enfin, un soir que Dubus était entré dans une vespasienne pour se piquer une fois de plus, il tomba sur le sol immonde et entra en agonie tout de suite. On le transporta dans un hôpital où il mourut sans avoir repris connaissance…

      Ce cadavre reste sur la conscience de Stanislas de Guaita. Celui- ci décéda, peu après, dans des tourments atroces. On dit qu'il s'est repenti à la dernière minute: Dieu veuille avoir son âme!…

      Les faits parlent d'eux-mêmes, je crois, dans ce récit strictement véridique. Je n'ajouterai donc pas grand'chose. Je ferai seulement remarquer l'habileté de certains occultistes à user des penchants et des passions des esprits imaginatifs qui tombent sous leur emprise pour se les asservir. Ce ne sont pas leurs seuls maléfices: ils en propagent d'autres


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