Quatre mois de l'expédition de Garibaldi en Sicilie et Italie. Durand-Brager
faire dans leur petite ville, à la barbe des bâtiments de guerre napolitains, et au milieu de gens qui n'avaient rien fait pour être privés de leur calme et de leur sieste dans le milieu du jour; car, il ne faut pas se le dissimuler, si le gouvernement napolitain était détesté à Marsala, comme dans toute la Sicile, il n'en est pas moins vrai qu'à part quelques exaltés, personne ne se serait avisé d'y faire une révolution, et c'est seulement dans les grands centres, comme Palerme, Messine, Catane, etc., que pouvaient se rencontrer quelques hommes d'action.
Cependant une certaine émotion vint bientôt se manifester parmi les curieux. Un gros padre capucin, ancien marin peut-être, venait de faire remarquer que les croiseurs napolitains paraissaient pousser leurs feux et avaient changé de direction. Les deux navires inconnus s'étaient sans doute aperçu aussi de cette manoeuvre, car ils s'empanachaient d'une manière splendide, et l'un d'eux, meilleur marcheur sans doute, prenait les devants, et n'était plus qu'à deux milles environ de l'entrée du port. Quoique la corvette anglaise n'eût obtenu aucune réponse à ses signaux, il est probable qu'elle avait reconnu de quoi il s'agissait, car sa hune de misaine, ses passerelles et son gaillard d'avant étaient couverts de matelots et d'officiers observant avec intérêt la marche des deux bâtiments. Une embarcation avait même été armée le long du bord, et se tenait prête à pousser. En ce moment, un officier napolitain et quelques soldats arrivaient aussi à l'entrée du môle, car Marsala possédait un commandant supérieur et une garnison composée d'une centaine d'infirmes ou de soldats; le nom ne fait rien à l'affaire. Des groupes nombreux commençaient à paraître à la porte de la ville du côté de la plage. Les fenêtres se garnissaient, une sourde rumeur se répandait partout, et le premier des deux navires signalés doublait à peine la lanterne du môle, qu'une panique folle s'empara de la foule de femmes et d'enfants qui, insensiblement, avaient rejoint les curieux. Ce fut une fuite générale. On pressentait le danger sans le deviner. Bientôt le bâtiment fut dans le port, et il fut aisé de lire sur son arrière: Piemonte. Une embarcation s'en détacha en même temps que les ancres tombaient; elle poussa à terre. Quelques mots furent échangés avec des matelots du quai, et, aussitôt, comme par enchantement, les bateaux s'armèrent de toutes parts, et se dirigèrent à force de rames vers le Piemonte. C'était le débarquement qui commençait. L'opération marchait lestement lorsque le second navire donna lui-même dans le port. Mais il avait trop serré la jetée, et il s'échoua à une centaine de mètres par le travers du fanal. C'était le Lombardo. Au lieu de stopper, sa machine continua à marcher, et il se hâla un peu plus en dedans en labourant le gravier et la vase.
Il n'eut donc pas besoin de mouiller, et commença aussi son débarquement. De leur côté, les croiseurs napolitains arrivaient grand train. On voyait facilement qu'ils étaient en branle-bas de combat, les hommes aux pièces et parés à faire feu. Un premier boulet vint mourir à quelques mètres du fanal. Un second, passant par-dessus la jetée, se noya dans le port. Ce fut le signal du sauve-qui-peut. Les orateurs de la Pointe jugèrent que leur rôle était fini. On dit même que leur retraite manqua de décorum. Les guerriers napolitains pensèrent qu'il valait mieux en cette occurrence être dedans que dehors les murailles. Quant au padre il retroussa rapidement sa casaque, et se rappelant que l'Église devait avoir horreur du sang, il devança la foule qui ne s'attardait guère cependant à franchir la distance qui la séparait des magasins du port derrière lesquels elle trouva un abri. La fumée de ces deux coups de canon courait encore comme une vapeur blanche sur l'azur de la mer, lorsque l'embarcation anglaise, débordant la corvette, se dirigea rapidement vers le vapeur napolitain qui paraissait commander aux autres. Le feu cessa. Pendant ce temps le débarquement continuait, et ce ne fut qu'après un temps assez long, lorsque l'embarcation anglaise retourna à son bord, que la canonnade recommença, et qu'une grêle de boulets vint tomber sur le Lombardo, dans le port, et sur la route qui mène à la ville.
C'était trop tard. Garibaldi était à terre. Les volontaires du Piemonte se formaient en bataille à l'abri des magasins. Ceux du Lombardo commençaient à se masser sur la plage. Au premier boulet ils s'abritèrent eux-mêmes où ils purent. Somme toute, deux heures tout au plus après leur entrée dans le port, tout le monde était à terre, sain et sauf. La seule perte que les volontaires eurent à subir fut celle d'un caniche embarqué sur le Lombardo. Il fut coupé par un boulet au moment où il se disposait à suivre le mouvement de l'équipage et des volontaires.
Quelques instants après les événements dont nous venons de parler, la petite armée libératrice faisait son entrée dans Marsala. La garnison, ni le gouverneur ne s'obstinèrent à se faire tuer. L'une mit bas les armes, l'autre se rendit avec enthousiasme. Les habitants ouvraient de grands yeux; quelques-uns criaient: Viva la liberta! c'était le plus petit nombre; d'autres, plus avisés, le pensaient peut-être, mais le gardaient pour eux. On a si vite commis une imprudence, et les événements changent si vite de face du soir au lendemain!
Quelques magasins restaient ouverts, et ces malheureux soldats de Garibaldi, exténués par une navigation de huit jours, entassés sur leurs navires comme des harengs dans une caque, cherchaient partout quelques vivres frais, quelque autre boisson que l'eau croupie et saumâtre du bord. C'était à qui se détendrait les bras et les jambes pour s'assurer qu'il ne les avait pas perdus à bord dans l'engourdissement causé par l'agglomération de tant d'hommes sur le pont des navires.
Cependant, avant l'entrée de Garibaldi dans Marsala, le télégraphe avait signalé à Trapani l'arrivée de deux bâtiments sans pavillon, puis leur entrée dans le port, puis le commencement du débarquement des volontaires. Il s'était arrêté là.
A peine dans la ville et en vrais volontaires, les Garibaldiens s'étaient immédiatement répandus partout. L'employé du télégraphe avait décampé au plus vite, laissant son collègue de Trapani lui faire, mais en vain, force signaux. Dans les volontaires, il y a généralement un peu de tout. Il fallait un agent télégraphique: on en trouva un immédiatement. Lire la dépêche commencée, fut pour lui peu de chose; traduire celle de Trapani ne fut pas plus difficile.
Mais que répondre? On fut immédiatement consulter un chef; les uns disent que ce fut le général Garibaldi lui-même. Toujours est-il que l'on donna l'ordre à l'employé télégraphique improvisé de signaler à Trapani: «Fausse alerte. Les navires qui débarquent contiennent des recrues anglaises se rendant à Malte.» Il était urgent, en effet, de dérouter, ne fût-ce que pour quelques heures, les autorités militaires de Trapani qui pouvaient lancer immédiatement sur les flancs de la petite colonne libératrice un corps de troupes de deux ou trois mille hommes.
La réponse de Trapani ne fut pas longue: en l'adoucissant beaucoup, on peut la traduire ainsi: «Vous êtes un imbécile de vous être trompé.»
Le peu de temps que les volontaires séjournèrent à Marsala dut être laborieusement employé. Changement de municipalité; organisation de la garde civique; nomination d'un gouverneur; commission d'approvisionnement et d'habillement; inspection des vivres et des munitions de chaque homme, etc. Il fallait pourvoir à tout cela. Des pavillons aux couleurs nationales furent improvisés et arborés partout. Les étoffes rouges de la ville mises en réquisition servirent à confectionner dans les vingt-quatre heures autant de chemises de laine que possible.
Le soir même, suivant les ordres du général, une avant-garde se lançait sur Calatafimi, en passant par Rambingallo, Saleni et Vita. Le reste de l'armée devait partir le lendemain matin de bonne heure et faire étape à Rambingallo.
La nuit fut bruyante dans Marsala. Cette ville, si calme, si tranquille, dont les habitants rentraient ordinairement chez eux à la nuit tombante, abandonnant leurs rues et leurs places à des multitudes de rats de catégories variées, dut se trouver complétement abasourdie en entendant les pas des Garibaldiens et le bruit de leurs sabres rebondissant sur les dalles de pierre qui pavent toutes les cités italiennes.
Quelques cris de Viva Garibaldi! s'échappant de fenêtres discrètes, venaient de temps en temps se joindre aux chants des volontaires. Mais l'on eût toujours été fort embarrassé de dire précisément d'où ils partaient. Quant aux couronnes de fleurs et aux bouquets dont on accablait la petite armée libératrice, ils n'ont, je crois, jamais existé que