Nouveaux contes bleus. Édouard Laboulaye
à force de grâce et de poésie la Grèce renouvelle tout ce qu'elle touche, l'invention ne lui appartient pas. La légende se trouve en Orient, d'où elle a passé dans les contes de tous les peuples[1]; souvent même elle est retournée; c'est la femme qui se cache sous une peau de singe ou d'oiseau, c'est l'homme dont la curiosité est punie. Qu'est-ce que Peau d'âne, sinon une variation de cette éternelle histoire avec laquelle depuis tant de siècles on berce les grands et les petits enfants?
[Note 1: Benfey, Einleitung, § 92.]
En ai-je dit assez pour faire sentir aux hommes sérieux qu'on peut aimer les contes de fées sans déchoir? Si, pour le botaniste, il n'est pas d'herbe si vulgaire, de mousse si petite qui n'offre de l'intérêt parce qu'elle explique quelque loi de la nature, pourquoi dédaignerait-on ces légendes familières qui ajoutent une page des plus curieuses à l'histoire de l'esprit humain?
La philosophie y trouve aussi son compte. Nulle part il n'est aussi aisé d'étudier sur le vif le jeu de la plus puissante de nos facultés, celle qui, en nous affranchissant de l'espace et du temps, nous tire de notre fange et nous ouvre l'infini. C'est dans les contes de fées que l'imagination règne sans partage, c'est là qu'elle établit son idéal de justice, et c'est par là que les contes, quoi qu'on en dise, sont une lecture morale.—Ils ne sont pas vrais, dit-on.—Sans doute, c'est pour cela qu'ils sont moraux. Mères qui aimez vos fils, ne les mettez pas trop tôt à l'étude de l'histoire; laissez-les rêver quand ils sont jeunes. Ne fermez pas leur âme à ce premier souffle de poésie. Rien ne fait peur comme un enfant raisonnable et qui ne croit qu'à ce qu'il touche. Ces sages de dix ans sont à vingt des sots, ou, ce qui est pis encore, des égoïstes. Laissez-les s'indigner contre Barbe-Bleue, pour qu'un jour il leur reste un peu de haine contre l'injustice et la violence, alors même qu'elle ne les atteint pas.
Parmi ces recueils de contes, il en est peu qui, pour l'abondance et la naïveté, rivalisent avec ceux de Norwège et d'Islande. On dirait que, reléguées dans un coin du monde, ces vieilles traditions s'y sont conservées plus pures et plus complètes. Il ne faut pas leur demander la grâce et la mignardise des contes italiens; elles sont rudes et sauvages, mais par cela même elles ont mieux gardé la saveur de l'antiquité.
Dans les Contes islandais comme dans l'Odyssée, ce qu'on admire par-dessus tout, c'est la force et la ruse, mais la force au service de la justice, et la ruse employée à tromper les méchants. Ulysse aveuglant Polyphème et raillant l'impuissance et la fureur du monstre est le modèle de tous ces bannis dont les exploits charment les longues veillées de la Norwège et de l'Islande. Il n'y a pas moins de faveur pour ces voleurs adroits qui entrent partout, voient tout, prennent tout et sont au fond les meilleurs fils du monde. Tout cela est visiblement d'une époque où la force brutale règne sur la terre, où l'esprit représente le droit et la liberté.
J'ai choisi deux de ces histoires: la première, qui rappelle de loin la folie de Brutus, nous reporte à la vengeance du sang, vengeance qui n'est point particulière aux races germaniques, mais qui, chez elles, a gardé sa forme la plus rude. La légende de Briam, c'est la loi salique en action; il est évident que, pour nos aïeux, au temps de Clovis, le fils le plus vertueux et le guerrier le plus admirable, c'est celui qui, par force ou par ruse, venge son père assassiné. Que Briam ait ou non vécu, il n'importe guère; son histoire est vraie, puisqu'elle répond au sentiment le plus vivace du coeur humain. Le christianisme nous a enseigné le pardon, la sécurité des lois modernes nous a habitués à remettre notre vengeance à l'État; mais l'homme naturel n'a point changé: il semble qu'une corde jusque-là muette vibre dans son coeur quand la magie d'un conte ressuscite ces passions mortes et réveille un temps évanoui.
* * * * *
I
L'HISTOIRE DE BRIAM LE FOU
I
Au bon pays d'Islande, il y avait une fois un roi et une reine qui gouvernaient un peuple fidèle et obéissant. La reine était douce et bonne; on n'en parlait guère! mais le roi était avide et cruel: aussi tous ceux qui en avaient peur célébraient-ils à l'envi ses vertus et sa bonté. Grâce à son avarice, le roi avait des châteaux, des fermes, des bestiaux, des meubles, des bijoux, dont il ne savait pas le compte; mais plus il en avait, plus il en voulait avoir. Riche ou pauvre, malheur à qui lui tombait sous la main.
Au bout du parc qui entourait le château royal, il y avait une chaumière, où vivait un vieux paysan avec sa vieille femme. Le ciel leur avait donné sept enfants; c'était toute leur richesse. Pour soutenir cette nombreuse famille, les bonnes gens n'avaient qu'une vache, qu'on appelait Bukolla. C'était une bête admirable. Elle était noire et blanche, avec de petites cornes et de grands yeux tristes et doux. La beauté n'était que son moindre mérite; on la trayait trois fois par jour, et elle ne donnait jamais moins de quarante pintes de lait. Elle était si habituée à ses maîtres, qu'à midi elle revenait d'elle-même au logis, traînant ses pis gonflés, et mugissant de loin pour qu'on vînt à son secours. C'était la joie de la maison.
Un jour que le roi allait en chasse, il traversa le pâturage où paissaient les vaches du château; le hasard voulut que Bukolla se fût mêlée au troupeau royal:
—Quel bel animal j'ai là! dit le roi.
—Sire, répondit le pâtre, cette bête n'est point à vous; c'est Bukolla, la vache du vieux paysan qui vit dans cette masure là-bas.
—Je la veux, répondit le roi.
Tout le long de la chasse le prince ne parla que de Bukolla. Le soir, en rentrant, il appela son chef des gardes, qui était aussi méchant que lui.
—Va trouver ce paysan, lui dit-il, et amène-moi à l'instant même la vache qui me plaît.
La reine le pria de n'en rien faire:
—Ces pauvres gens, disait-elle, n'ont que cette bête pour tout bien; la leur prendre, c'est les faire mourir de faim.
—Il me la faut, dit le roi; par achat, par échange ou par force, il n'importe. Si dans une heure Bukolla n'est pas dans mes étables, malheur à qui n'aura pas fait son devoir!
Et il fronça le sourcil de telle sorte, que la reine n'osa plus ouvrir la bouche, et que le chef des gardes partit au plus vite avec une bande d'estafiers.
Le paysan était devant sa porte, occupé à traire sa vache, tandis que tous les enfants se pressaient autour d'elle et la caressaient. Quand il eut reçu le message du prince, le bonhomme secoua la tête et dit qu'il ne céderait Bukolla à aucun prix.—Elle est à moi, ajouta-t-il, c'est mon bien, c'est ma chose, je l'aime mieux que toutes les vaches et que tout l'or du roi.
Prières ni menaces ne le firent changer d'avis.
L'heure avançait; le chef des gardes craignait le courroux du maître; il saisit le licou de Bukolla pour l'entraîner; le paysan se leva pour résister, un coup de hache l'étendit mort par terre. A cette vue, tous les enfants se mirent à sangloter, hormis Briam, l'aîné, qui resta en place, pâle et muet.
Le chef des gardes savait qu'en Islande le sang se paye avec le sang, et que tôt ou tard le fils venge le père. Si l'on ne veut pas que l'arbre repousse, il faut arracher du sol jusqu'au dernier rejeton. D'une main furieuse, le brigand saisit un des enfants qui pleuraient:—Où souffres-tu? lui dit-il.—Là, répondit l'enfant en montrant son coeur; aussitôt le scélérat lui enfonça un poignard dans le sein. Six fois il fit la même question, six fois il reçut la même réponse, et six fois il jeta le cadavre du fils sur le cadavre du père.
Et cependant Briam, l'oeil égaré, la bouche ouverte, sautait après les mouches qui tournaient en l'air.
—Et toi, drôle, où souffres-tu? lui cria le bourreau.
Pour toute réponse, Briam lui tourna le dos, et, se frappant le derrière avec les deux mains, il chanta:
C'est là que ma mère, un jour de colère,
D'un pied courroucé m'a si fort tancé,